Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

ZUMTHOR


Zumthor va rechercher les matériaux de son architecture dans ses souvenirs, il utilise atmosphères, images d'enfance pour trouver formes et matériaux. La légitimité d'une chose se trouve toujours en elle-même et ne peut être forcée. On retrouve dans cette démarche la passivité des peintres japonais, ce même effacement du sujet pour tenter de laisser la chose s'exprimer. Zumthor tout comme le calligraphe est un intermédiaire.

Il s'agit d'agir en conformité avec ce qui est créé. Si la chose ainsi faite est réussie, sa simple présence procurera du plaisir, « une vibrante atmosphère »[1]. La beauté d'un objet viendra de cette conformité aux principes naturels, présidant à sa réalisation, et au fait qu'il ait trouvé sa place.

Ce recours au souvenir est un moyen de faire fi des déformations culturelles qui nous constituent pour atteindre une « sagesse ancienne, élémentaire »[2] seule capable de nous donner à voir les choses, de comprendre les matériaux et de travailler avec eux. Cette utilisation douce confère à l'objet sa dimension poétique et permet une compréhension du matériau ; on peut alors en extraire un sens qui sera valable pour une situation et un projet.

Ce sens est perçu à travers la technique mise en œuvre (c'est elle qui révèle), dans sa manière d'assembler de manière cohérente différents éléments. Il faut donc soigner le travail, mobiliser le savoir faire.

Le problème de la finitude d'un objet reste le même pour Zumthor, l'architecture doit être capable de véhiculer un message, mais il ne faut pas que notre curiosité cesse dès que nous le percevons. « L'architecture possède sa propre réalité [...] une relation particulière avec la vie. »[3].

On ne cherche pas à établir la syntaxe d'un langage architectural qui nous permettra par des jeux de déformations, de mises en relation à créer une multiplicité au sein de ce système, mais bien plutôt à s'élever (ou peut-être s'abaisser, dans son sens le plus noble) à une compréhension de ce qu'est l'architecture, qui prenne en compte sa part d'indicible, et à travailler au cœur de cette compréhension (ce qui conduit à s'accepter d'abord soi-même). Dès lors un autre type d'ouverture est réalisée, une ouverture silencieuse, matricielle, où chaque élément s'efface, ayant trouvé sa place. C'est une vérité qui ne s'établit ni ne se recherche.

C'est à travers les détails que nous en faisons l'expérience, mais ces détails contribuent à nous signifier la cohérence de l'assemblage des éléments en une forme indivisible. Encore une fois l'ouverture ici ne naît pas d'un éclatement de la forme, mais de la profondeur de chacun de ses éléments et de son ensemble. La qualité de ces assemblages doit faire oublier le travail qui les a engendrés ; la « silencieuse présence du travail » [4]sourdre à travers les joints.

Les détails servent de transition sensible avec les bâtiments, leur échelle humaine, tangible nous invite au premier pas, de détails en éléments, nous sommes conduits à des rapports de plus en plus larges, toujours ressentis grâce à la présence des choses.

La tentative de Zumthor moins en théoricien qu'en lettré, est aussi d'atteindre cet « en deçà du symbole », ce moment où toute signification s'efface, pour laisser place à la présence même des choses. « Dans ce vide semble pouvoir émerger une mémoire provenant du plus profond des temps […] Il me semble que certains bâtiments recèlent une dimension secrète dans leur présence même. Ils semblent simplement être là. »[5]

Une chose élégante : cette beauté secrète se retrouve selon Zumthor dans les dessins de chantier. La structure cachée y est révélée. Le dessin ne cherche pas à séduire, il est objectif. C'est cette objectivité (au sens de Heidegger) qui dévoile l'outil de dévoilement : la technique.

La caractéristique de l'architecture est qu'elle ne peut tomber dans l'écueil de l'imitation de la nature (contrairement à la peinture, à la littérature ou à la sculpture). La tâche de laquelle il ne faut pas s'éloigner est de trouver ce qu'est son véritable langage.

L'idée d'ouverture est exprimée littéralement par l'auteur, dans une mise en garde concernant la représentation. C'est au moment où l'on dessine le projet que celui-ci peut se perdre, il faut que le dessin lui-même s'efface face à ce qu'il représente, pour laisser à l'architecture toutes les promesses qu'elle nous adresse. L'auteur parle d'« open patches »[6], que le dessin doit contenir : autant d'ouvertures par lesquelles notre imagination s'immisce et vient habiter le dessin.

On retrouve de nouveau, explicité clairement, cet effacement du sujet, de la volonté face aux choses elles-mêmes et face aux objets : « ne pas vouloir provoquer les émotions avec nos bâtiments, mais permettre aux émotions d'émerger, d'être. »[7]. La beauté réside dans la possibilité ouverte d'interprétation (permise par l'effacement de toute signification prédéterminée), ce qui corrobore la pensée qu'Eco développe de l'ouverture, mais avec cette petite différence, qu'elle est pleine d'humilité chez Zumthor, silencieuse.

A la question qu'il se pose alors : « Le vague peut-il être projeté/conçu/planifié », sous-entendu sans perdre sa qualité de vague, il entend William Carlos William: « Le poète du vague ne peut qu'être le poète de la précision ».



[1], [2], [3], [4], [5], [6], [7] ZUMTHOR Peter, Thinking Architecture, BIRKHAUSER, mars 2006.