Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

LA VILLE EFFACE LES SENTIMENTS




TRAIN DE NUIT[1].

Ce film se déroule en Chine. C'est l’histoire d’une femme fonctionnaire. Embringuée dans un système fermé d’obligations sociales et professionnelles. Elle travaille comme garde dans un palais de justice, condamnant des femmes, souvent à la peine capitale, qu’elle exécute elle-même parfois. Elle est seule, et elle cherche grâce aux moyens offerts par le système un compagnon. (Bals organisés, agence matrimoniale…).
Pourtant elle est très belle.
Elle va finalement tomber amoureuse d’un homme qui se révèle être l’ancien compagnon d’une femme qu’elle a elle même exécutée. Malheur, ou miracle salvateur… Elle trouve non l’homme qui l’accompagnera au cour du restant de sa vie, mais celui qui l’en libèrera définitivement, son propre bourreau.

Ce qui heurte, c’est le poids de la chape sociale omniprésente.
Le plaisir n’y a aucun droit de cité.
Ce refoulement semble suinter du décors, de toute la ville, aucune cachette pour rever.Les personnages ne pensent plus, ne savent plus, ne connaissent plus ce mot plaisir ni ce qu’il signifie.
Son sens a été effacé dans la conscience de chacun. Il subsiste encore contenu dans des instincts primaires, des intuitions, nées d’on ne sais où, du plus profond.
C’est paradoxalement ce qui provoque dans certaines scènes du film une intense sensualité, déclenchée par presque rien (le frémissement d’une chaussure enlevée, une danse esquissée curieusement, ou encore lorsqu’elle se passe du rouge sur ses lèvres pour tenter de séduire). Sait-elle vraiment ce qu’elle fait ou ne cherche-t-elle pas plutôt, en reproduisant ces modèles de séduction, à retrouver un mot que la société a presque complètement effacé ?
Les personnes qui semblent les plus humaines sont en définitive celles qui, condamnées sont considérées comme folles, anormales. Leur dénuement total face à cette société qui ne veut et ne peut même plus les comprendre nous apparaît comme la seule manifestation sensible non refreinée. Qui malheureusement ne survient que lorsqu’il est trop tard.
Ce système, ce sont des hommes dont les gestes régis par des règles sont devenus mécaniques, insensibles, impensés, impensables.
La pensée qui a conduit à l’organisation de cette société fini à travers elle par s’annihiler.

La parole a été réduite à une convention, un langage de machine.
L’univers est plongé dans un mutisme total, plus rien n’est dit, la parole semble proscrite.
Un langage plus subtile, plus sauvage peut-être la remplace.
Les gens cherchent dans les yeux des autres leur histoire.



[1] YINAN Diao, Train de nuit, film chinois, janvier 2008, distribué par Ad Vitam.