Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

LA NAISSANCE DE LA TRAGEDIE

LA NAISSANCE DE LA TRAGEDIE[1]

C'est au début du siècle dernier qu'un grand moustachu (l'adjectif grand s'accorde à la moustache) a raconté cette histoire.

Il y avait deux types à une époque ; ça s'est passé dans un pays où il y a des plages blanches et des olives. Ces deux mecs étaient le soleil et la lune. Le premier qui était toujours bien rasé ne portait pas de costar pour la simple raison que ce n'était pas la mode de l'époque, mais si ça l'avait été, il en aurait porté, pour sûr. L'autre, appelons-le le second, était plutôt du genre lève tard, avec une petite barbe de quelques jours pour compenser son crâne en friche, passant son temps à en prendre du bon, à reluquer les filles, et à poser quelques mots d'esprit ça et là.

Le premier était donc très organisé et mettait de l'ordre dans les affaires de l'autre ; ça ne posait pas trop de problème à l'autre qui finissait de toute façon par tout chambouler la nuit suivante. Ce petit manège n'avait de cesse : à l'aube, pendant que l'autre dormait auprès d'une blonde, l’un pointait son nez et apaisait sa conscience en donnant une forme à ce qui n'en avait plus. Le résultat ne manquait jamais de surprendre : notre ménager voyait toujours du nouveau parmi les débris informes laissés par le second.

Jamais on aurait pu penser que le premier, dont la rigueur dissimulait une légère timidité, puisse supporter de vivre seul. Pourtant un jour c'est ce qui s'est passé. Le second était resté tranquille, ses frasques contenues n'avaient pas débordé, et au matin, il était parti voir ailleurs s'il y était.

Du coup, numéro un n'avait plus rien à ranger, tout étant resté en ordre. Alors sans se débiner, il s'est mis à ranger l'ordre, histoire de faire quelque chose. Puis le lendemain, pareil. Et encore le surlendemain. Ainsi de suite. Affinant de jour en jour son perfectionnisme. Il finit par s'habituer à l'absence du barbu qu'il n'entendait plus qu'en songe. Puis il commença à se demander s’il n’avait jamais existé.

Jusqu'à ce que notre grand moustachu, en visionnaire, en relate l'histoire.



[1] NIETZSCHE Friedrich, La naissance de la tragédie, Folio, octobre 1989.