Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

PAIMBOEUF


Ils étaient en train de construire une grande tour. Sa structure était faite d'échafaudages de chantier. Elle était finie, nue. Elle avait trouvé sa forme mais pas encore sa force. Tous deux se trouvaient face à cette tour. C'était la tour des garçons. En face, de l'autre côté du site sur lequel s'affairaient les artisans japonais et les élèves, devait être construite une autre tour : la tour des filles. L'homme qui venait d'être interrogé prenait son café, assis sur ses deux pieds. La question qui lui était adressée, en anglais, brisa son silence. Il répondit en boitant un peu dans la langue. Sa réponse descriptive et assez précise dura une dizaine de minutes. Il parla des matériaux, de leur histoire, de la manière dont ils allaient être assemblés et fixés à la structure, des outils qu'il faudrait employer, du nombre de personnes nécessaire pour mouvoir certains éléments lourds. Puis il se tut ; de retour à son silence ; de retour à son café.
Quelques minutes plus tard il ajouta : « peut-être ».
Tous deux partirent en éclat de rire.

Quelques jours plus tard, lors d'une conversation qui animait un repas, il entendit le même mot ponctuer une autre explication. Il demanda en plaisantant, si c'était une coutume japonaise que de toujours remettre en cause leur propos, comme si une parole prononcée avec trop de clarté constituait une impolitesse. La réponse qui lui fut faite le troubla :
effectivement, ce mot « peut-être », « tabum » en japonais, est très employé. Au Japon, lui dit-on, les choses ne sont jamais ni blanches ni noires, mais toujours grises. Le Japon est une zone grise, une zone ambigüe : « aïmaï ».

C'est dans cette zone de l'ambigüité, que les choses peuvent advenir. On ne fixe jamais rien, fixer c'est comme étouffer l'élan qui anime la pensée. Le mouvement est fondamental. Le recours à un tel mot (tabum) permet de tempérer un propos qui se serait emporté et aurait détruit quelque chose, ou plutôt aurait stoppé un mouvement, et de fait empêché quelque chose d'advenir. Comme quand, par maladresse, on marche sur une fleur.
Cette remise en cause perpétuelle permet de garder un horizon toujours brumeux, duquel tout est susceptible d'émerger. C'est une culture du doute. Le maintien d'un regard neuf.