Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

fable de juillet



Il faudrait laisser le commencement s’installer peut-être.
Mais pour cela il faudrait au commencement quelque chose qui le fasse se cristalliser. Comme une bulle de champagne qui se forme à partir d’une petite impureté dans le verre, invisible à l’œil nu.
Un élément perturbateur.

Reprenons.
Socrate se promène sur le rivage, cette zone entre terre et mer qui reste indécise, son regard s’arrête sur un objet. Socrate s’arrête. Et dans le même temps ses pensées s’arrêtent elles aussi. L’objet n’a pas de forme reconnaissable. Il échappe à toute réponse. Il met mal à l’aise.
Cette histoire, c’est Paul Valéry qui la raconte, dans Eupalinos. Je n’en garde à dessein que ce qui m’intéresse, une anecdote. Socrate, égaré, en proie à un doute innommable rejette ensuite l’objet à la mer.
L’objet est peut-être notre élément perturbateur…

Encore une fois.
Cette fois, nous sommes dans le jardin du musée Rodin. Il y a une exposition qui s’intitule Henry Moore, l’atelier. Ils ont installé en plein centre de la première cour, celle qui se trouve entre l’accueil et le château, une sculpture monumentale de Moore, une arche. « the arch ». Curieusement, elle fait penser à cet objet que Socrate a ramassé un jour, avant de délibérément le rejeter dans l’oubli. Cette arche est belle. Elle nous ouvre un espace qui semble nous appartenir. On pourrait sûrement s’y reposer s’il ne pleuvait pas, ou y douter à loisir.
Voilà, cette arche, c’est ce que nous cherchons. C’est notre arché, notre commencement.

Alors, commençons.
L’arche n’est pas ce dont nous allons parler. C’est le principe qui va guider notre parole. L’étrange beauté de cette arche, espérons-le, va nous conduire quelque part. Tâchons de suivre ce fil, qui ne correspond à rien de connu. (Vitruve, Alberti, et tous les autres rejetons de Socrate ne nous seront d’aucune aide sur ce chemin)… ce n’est pas une histoire de proportion, d’équilibre, ou de rapport harmonique de parties à un tout. C’est d’autre chose qu’il s’agit, qui ne se traduit pas en termes esthétiques,  quelque chose qui nous porte, nous retient, nous rassemble peut-être. Quelque chose qui nous plonge vers toujours plus enfoui, plutôt qu’elle ne nous élève. Disons une transparence plus qu’une transcendance.

C’est assez difficile d’en parler. Socrate avait déjà constaté la difficulté de parler du beau en lui-même. Peut-être a-t-il repensé malgré tout, lorsqu’il tenait en main cet étrange objet, à la discussion qu’il avait eu avec Hippias au sujet de la beauté. Hippias se trouvait alors à Athènes, il revenait tout juste d’un long séjour en contrées barbares. Les Barbares étaient-ils sensibles eux aussi à la beauté ? A la beauté d’une jolie fille, à celle de l’or pur, certainement. A celle d’une vie comblée, peut-être ? A mesure que la discussion avançait, la beauté semblait s’échapper. Les arguments avancés ne faisaient finalement qu’éloigner d’eux le véritable objet de la discussion. Le convenable, l’utile, l’avantageux, l’agréable, seuls se présentaient à eux des qualificatifs, qui ne définissaient leur objet qu’à travers ses propres causes, et non pour lui-même. Comme si la nature du beau échappait finalement à toute réalité sensible, à toute représentation. Cette conversation avait mis en évidence une série d’impasses, que Socrate, humblement, avait tenues pour éclairantes.

Revenons à l’étrange objet trouvé sur la grève. Aucune utilité a priori, aucun avantage à en tirer, sans agrément aucun puisque ne ressemblant à rien, en fait, c’est l’exemple parfait d’un objet ne répondant à aucune condition posée précédemment pour être qualifié de beau. Et malgré tout, Socrate passe à côté et ne parvient pas à l’ignorer. Il est comme happé par la présence de cette chose. Je voudrais avancer cette hypothèse, même si elle est un peu audacieuse : cette chose à la présence si forte avait pris la consistance de la beauté, donnait à voir à Socrate l’essence de la beauté en ce qu’elle a de plus secret, celle-là même qui lui avait échappée. Ce noyau d’étrangeté, de par sa nature rebelle à toute appréhension et toute compréhension se donnait, ici, aux yeux de Socrate sous la forme de toutes les impasses qu’il avait soulevées en compagnie d’Hippias. Comme un appel, un seuil. Le coeur de la beauté s’offrant enfin à lui, mais pour le voir, il devait effectuer un retournement complet, au-delà de ses forces. Oublier l’objet comme objet, s’oublier lui-même comme sujet, et d’un saut quitter les catégories sensibles qui le cantonnaient au champ de la représentation. Il en a senti l’effort nécessaire, mais n’a pu le fournir. Comme s’il devait se renier.

Se pose ici une question inévitable si l’on souhaite continuer à suivre ce fil sans tirer dessus. Peut-on parler de beauté ? Puisqu’elle trouve toujours une brèche dans la réflexion par laquelle s’échapper. Peut-être ne faut-il pas en  parler. Théoriser, c’est déjà perdre de vue ce dont il s’agit. L’idéal serait que, tout en parlant, nous ne dissocions pas le pratique du théorique. A ce titre, les chemins qu’Heidegger a empruntés l’ont toujours conduit hors de toute dualité, les oppositions telles que théorie-pratique, sujet-objet n’ont jamais eu à être dépassées, parce que là d’où précisément Heidegger parlait, elles n’avaient tout simplement plus lieu d’être. La textualité dans laquelle se place Heidegger est celle de l’entretien. Entretenir comme mode de textualité. L’entretien, c’est l’entretien de la parole, et de ce dont il est question. L’entretien ménage la chose dont il souhaite s’approcher. L’entretien ne parle pas donc, il ne représente pas, sous peine de perdre définitivement ce qu’il vise, mais il garde en tête, que jamais il ne l’atteindra, précaution préalable et nécessaire certainement pour s’en approcher le plus possible.

L’entretien, c’est la précaution. J’ai dit que j’avais écrit beaucoup d’introductions avant celle-ci. Que j’avais tenté de mettre à plat ma pensée à maintes reprises, mais encore jamais deux trajets identiques ne se sont dessinés. Est-ce à dire que la reprise de l’histoire est impossible, qu’elle ne trouvera jamais une base fixe pour tenter de dé-finir ce qu’est la beauté? Non, sûrement pas. La reprise est d’autant plus effective que la même histoire toujours se dessine toujours, sans jamais être identique. Les choses se disent, s’ouvrent, se reprennent d’elles-mêmes. Les entretenir, c’est tâcher de ne pas les étouffer avant même de les avoir entrevues. Qu’elles nous fatiguent jusqu’à ce qu’enfin nous ne leur opposions plus de résistance, et qu’elles se donnent au moment où on ne les attend plus. C’est en cette advenue que se trouve la beauté. La forme n’est pas, ici, le produit conscient d’un artiste qui vise une certaine harmonie, la forme, est l’advenue même, du réel dans l’ordre du beau. Henri Moore ne travaillait pas ses formes, il se laissait travailler par elles. Elles apparaissaient au moment opportun. Cet opportun est la porte par laquelle la beauté s’introduit. C’est le seuil d’où elle saute. Ménager dans le discours cet opportun c’est l’entretien.

On ne peut aisément définir la forme « singulière » de l’arche d’Henri Moore, si ce n’est, à l’image de l’objet de Socrate : « ne ressemblant à rien, et pourtant (…) pas informe ». Etrange donc, étrangement belle, pleinement présente, présence ridiculisant la petite pancarte explicative plantée à côté et tout le dispositif de mise en scène qui l’accompagne, jusqu’au musée même qui s’absente, pendant que nous nous tenons tout entier sous elle. L’étrangeté de cette forme est précisément ce qui nous invite à éviter l’écueil de la représentation. La beauté dont nous parlons ici est ingrate, elle n’est pas séductrice, elle se donne ici en son plus simple appareil, brute, crue, violente, presque repoussante. Elle s’échappe de la forme qui nous est donné de voir, précisément parce que la forme même nous échappe. Cette beauté n’est pas d’ordre sensible ou intellectuelle, elle est ce qui nous tient tout entier. C’est ce que Socrate refuse, d’être tenu par autre chose que lui-même.

Revenons à Socrate, imaginons-le au musée Rodin, et plus improbable, imaginons que son regard n’a pas croisé les sculptures d’Auguste, ce qui l’aurait très certainement occupé un moment, mais qu’il est entré directement dans les galeries dédiées aux travaux de Moore. Il y a là une réplique de la pièce qui servait d’atelier au sculpteur, agencement de l’espace, tables, rayonnages, sont reproduits fidèlement. Et tout le bordel de l’artiste avec : un chaos si bien ordonné que les œuvres et études de l’artiste ne se distinguent quasiment pas des os, coquilles ou bois flottés et squelettes glanés ici et là. Toutes ces choses semblaient échouées en marge d’une réalité. L’atelier ressemblait au paysage des origines sur lequel se promenait Socrate, et le scepticisme qu’il éprouva, sur l’estran l’aurait très certainement repris ici. Il aurait quitté la salle saisit d’une angoisse aveugle.

L’atelier nous apporte une compréhension plus claire de ce qu’est le travail de Moore. Le terme de travail est à ce stade du discours impropre. Il conviendrait mieux de parler d’attitude. Moore travaille comme la mer travaille, infatigablement, par assauts répétés. Toujours plus sincèrement. A l’écoute simplement, à l’écoute de la beauté. La beauté est cet appel à quoi répond l’artiste. L’artiste en est responsable avant tout. On pourrait presque dire que c’est la beauté qui travaille, elle travaille au cœur même de la volonté de l’homme, la repliant sur elle-même, la faisant se vouloir elle-même, en un dépassement permanent, de sorte que rien n’en affecte la conscience. Aucun regret. Jamais. La forme de l’oeuvre n’est plus que la conséquence de la tenue de cette attitude. Une cristallisation de ce mouvement empreint de vie. Cette forme qui plongeait Socrate dans le doute, pleinement étrangère, ne trouve sa consistance qu’en elle-même, sous l’action transformante de l’artiste.
Sa beauté, c’est le témoignage qu’elle en donne, seul don gratuit s’il en est.

Voilà découverts quelques cheminements possibles, accrochés à ce fil de la beauté. Quelques pistes désormais ouvertes qui demandent à être empruntées.
La beauté comme rencontre opportune.
La beauté comme saut.
La beauté comme une étrangère.
La beauté, sauvage, brute, transparente.
La beauté comme appel, s’adressant à nous du cœur de notre volonté.
La beauté comme élan.


Derrière ces premières lignes se cachent bien des références, qui sont pour la plupart
germaniques et japonaises. Peut-être parce qu’on retrouve dans ces deux pensées un souci particulier pour la beauté,  et une manière très précautionneuse d’avancer, de se tenir en respect, de ménager ce dont on parle, en le tenant toujours en retrait, sans en précipiter sa venue. (La beauté, alors, ne demande plus qu’à éclater, mais c’est toujours à elle de s’avancer).
Je voudrais revenir à l’objet de l’étude, proposé au début, Peter Zumthor. Il est un des rares architectes à témoigner de la considération qu’il porte à la beauté. Je vois chez lui, dans sa pensée et son attitude le même soin, la même préoccupation à entretenir ce dont il est question c’est-à-dire la qualité de l’espace qu’il cherche à singulariser. Ce qu’il appelle l’atmosphère. Pendant le processus de création, il s’en approche par des voies détournées, comme on le ferait d’un oiseau ou d’un animal, avec une délicatesse sauvage. C’est cela la retenue. Si on est trop brusque, on l’effraye, et l’atmosphère s’envole. Ce qui lui est arrivé à plusieurs reprises ; on n'est jamais à l’abri. Si on tente de la calculer d’un peu trop près, de la capturer, elle se repliera définitivement sur elle-même, dans un mutisme figé. Ce qu’il s’agit d’entendre, c’est son véritable silence, celui qui s’ouvre, rayonne, et d’où l’appel de la beauté sourd.
Zumthor est un poète, en ce sens que sa seule préoccupation est de faire que ce qu’il fait soit. C’est cela la beauté.

http://dpea-archi.philo.over-blog.com/

l'auteur de la villa Katsura




Traduction libre du titre de l’article D’Arta Isozaki, qui introduit un gros ouvrage de présentation de cette demeure de Kyoto[1].
Isozaki transpose la réflexion de Yanagi au domaine de l’architecture sans toutefois la pousser aussi loin.
Dans les années 30, Bruno Taut de retour du Japon va publier des réflexions que son voyage a provoquées. Un des premiers textes sur l’architecture japonaise est écrit et publié en Occident, ce qui contribue à diffuser largement cette culture. Cependant le texte en lui-même contient de nombreux contresens et est encore lourdement chargé d’a priori. Une polémique que ce texte a généré porte sur le terme d’architecte. En effet Bruno Taut écrit que l’architecte de la Villa Katsura fut Kobori Enshu. Il s’avère qu’il n’en est rien et que ce dernier n’a peut-être même pas mis les pieds en cette demeure. Ceci est sans importance. Le véritable malentendu porte sur un terme : « konomi », que l’on retrouve dans « Enshugonomi ». Ce terme que Bruno Taut a pris trop hâtivement pour architecte signifie en fait quelque chose comme « inspirateur ». La Villa Katsura n’aurait pas été construite par Enshu.
Mais elle aurait été construite comme Enshu l’aurait faite.
C’est ce « comme » qui fait toute la différence. Enshu fut un grand maître de thé, qui instaura ce que l’on pourrait appeler une école, un style.
Ce style se traduit par quelques préceptes formels (qui touchent à l’art du thé et à l’architecture de ses pavillons de thé), et on l’emploie plus généralement pour désigner une atmosphère particulière. Ce qui la rend transposable à d’autres domaines comme celui des jardins ou des pavillons impériaux.
C’est cette « atmosphère » que l’on retrouve dans la Villa et ses jardins, mais Enshu lui-même n’en a peut-être rien dessiné, c’est à dire rien conçu, bien qu’il fût contemporain de la construction de la villa.
Ce point fait par Isozaki nous éclaire sur la manière dont était produite l’architecture, une manière artisanale, les charpentiers suivaient les plans dessinés par leur maître. Ces plans étaient dessinés pour répondre aux besoins et aux goûts du commanditaire.
Leur liberté d’interprétation s’exprimait à l’intérieur du style demandé et en fonction de leur savoir faire. Cela se faisait dans l’anonymat le plus total, il ne reste aucune trace par exemple des charpentiers qui ont construit la Villa Katsura, elle ne s’en tient pas moins droite, au contraire.

La notion d’architecture et celle d’architecte (comme celle d’art) se sont progressivement installées au Japon avec l’occidentalisation. Mais les conséquences dans ce domaine font écho à celles que décrivait Yanagi.
Des étudiants japonais sont partis en Europe et aux Etats Unis étudier l’art et l’architecture et en ont rapporté une pensée de leur production bien différente.
Dès lors que l’auteur s’affirme à travers son œuvre, cette dernière s’en trouve amoindrie.


[1] Arata Isozaki,  The authorship of Katsura : the diagonal line, in Katsura impérial villa, Electra architecture, 2005.

le bol a thé de Kizaemon



Voici un texte encombrant, mais soulevant un paradoxe concernant la question de l’auteur dans la production artistique. Son auteur est Japonais, Yanagi Soetsu. Il est tiré d’un recueil d’articles, dont la première édition en langue anglaise titre « the unknown craftsman, a japanese insight into beauty »[1].
Yanagi a passé sa vie à collecter des objets produits de manière artisanale dans tout le Japon, en Chine et en Corée. Il a fondé un musée qui se trouve à Tokyo où l’on peut voir exposés vanneries, textiles, verreries, toujours sans aucun commentaire. Il a créé autour de cette recherche un mouvement, le mouvement Mingei, qui tente de promouvoir l’artisanat à une époque où il était fragilisé.
Les quelques papiers qu’il rédige s’adressent peut-être plus aux étrangers qu’aux Japonais eux-mêmes, et le message qu’il tente de transmettre, parfois maladroitement mais presque toujours avec cœur, parle de ce qu’est la beauté au Japon et l’art entendu d’une manière plus générale.

Dans l’article qui nous intéresse, Yanagi raconte sa rencontre avec le bol à thé le plus célèbre du Japon, Kizaemon. Ce bol, entreposé dans un temple de Kyoto, lui a été montré et il entend à ce moment éprouver son regard, sa « conception » de la beauté et de l’art à celle de la tradition de son pays. La surprise est grande et inattendue, ce bol est pour Yanagi le plus simple et le plus banal qui lui ait été donné de voir.
Il ajoute : « il ne pouvait en être autrement. » Comme si finalement c’est la confirmation d’une intuition qu’il était venu chercher.

Son propos pose un problème délicat et paradoxal.
La beauté chez Yanagi ne réside que dans les qualités propres aux choses –leur présence. Et ces qualités ne peuvent être intentionnellement introduites dans l’œuvre.
Il y a un conflit d’intérêt entre deux présences : celle de l’auteur et celle de l’œuvre. Pour qu’une œuvre puisse prétendre à la beauté, il faut que l’auteur s’en soit retiré intégralement, ou bien qu’il ne s’y soit jamais projeté.
Mais nous anticipons déjà sur le texte.
Yanagi décrit comment l’artisan procède pour transmettre à ce qu’il fabrique cette présence. Il apporte la réponse de son époque et de sa culture : l’artisan ne procède pas, il fait. C’est précisément parce qu’il se contente d’exécuter, de réaliser des objets qui souvent sont voués à un usage simple, qu’il est capable de produire une chose.
C’est parce qu’il n’a aucune intention à priori qu’il y parvient. L’artisan pour Yanagi est donc plus artiste que l’artiste qui se considère comme tel.

Le paradoxe est posé :
Dès que l’on cherche à s’ériger en auteur, à produire intentionnellement les qualités propres à la beauté, on les perd, pour le motif que ces qualités résident précisément dans le fait de ne pas être recherchées.
Tout bol signé est donc pour Yanagi un échec, car il est dès le départ, avant même d’être réalisé, privé de ce qui aurait pu le porter.

Ce mouvement fait écho à celui que déploie Walter Benjamin dans l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique au sens où, d’une certaine manière, une valeur « cultuelle » idéale (mais qui n ‘est pas tant ici du domaine de la religion que du domaine de la vie quotidienne) est souillée par une valeur d’ « exposition », dans laquelle l’auteur s’installe.

Mais le constat que dresse Yanagi Soestsu n’est pas un constat d’échec, conscient de ce paradoxe inhérent à l’exigence de sa conception de la beauté il ne se retranche pas à la collecte de choses qui ne seront plus jamais produites, mais établit avant tout un mouvement qui tente d’accepter cette lacune pour continuer à produire.
Si une oeuvre ne peut se tenir que si elle trouve son origine en elle-même, la position du créateur doit tenter non pas de produire, mais de provoquer une émergence.


[1] Soetsu Yanagi, The Unknown Craftsman: A Japanese Insight into Beauty, sous la direction de Bernard Leach, Kodansha America, juillet 1978.
Soetsu Yanagi, Artisan et inconnu La beauté dans l’esthétique japonaise, adaptation Bernard Leach, traduction Mathilde Bellaigue, L’Asiathèque, octobre 1992.

werner herzog

                           

Je voudrais parler de ce réalisateur, parler de cette volonté qui le pousse à rechercher sans cesse la pureté d’une image.

Walter Benjamin, dans l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique[1] pose une distinction intéressante entre le théâtre et le cinéma. Il écrit son texte en 1936. Le théâtre est pour Benjamin une représentation de la réalité,  qui est jouée, rejouée sur des planches. Représentation de la réalité et réalité se distinguent par le procédé scénique de mise en scène. Au cinéma, on ne re-joue pas une réalité, on y puise directement des images qui, une fois transposées par l’appareil cinématographique, dévoileront des choses qui échappaient à l’œil nu. Benjamin souligne, de manière peut-être trop radicale, cette distinction théâtre-cinéma en expliquant en quoi le procédé technique d’appareillage cinématographique a modifié le jeu du comédien. Si le comédien au théâtre joue, c’est à dire en appelle à ses souvenirs, à son expérience pour offrir à son personnage une histoire et une chaire, l’acteur de cinéma devrait  être en mesure d’offrir à la caméra sa propre présence et non une présence recomposée, car, pour Benjamin, l’intérêt du cinéma est d’aller chercher des fragments dans le vif du réel.

En 1985, cinquante ans seulement après que Benjamin ait écrit ce texte, Herzog livre un constat amer à la caméra du cinéaste Wim Wenders[2]. La réalité dans laquelle nous vivons n’est plus en mesure de fournir au cinéma une matière suffisante pour maintenir ce qu’il appelle une pureté propre à l’image.

« C’est comme ça, il ne reste plus beaucoup d’images. Quand je regarde d’ici, tout est encombré, il ne reste presque plus d’images possibles, on doit creuser comme un archéologue … Et essayer de tirer encore quelque chose de ce paysage blessé.
Très souvent bien sûr, cela entraine des risques, et jamais je n’esquiverais ces risques. Il y a très peu de gens prêts à vraiment oser quelque chose pour cette misère où nous sommes, ce manque d’images adéquates… »

Le paysage est meurtri par cela même qui l’a engendré : le regard que l’homme a porté sur lui. La réalité est désormais encombrée d’une profusion de symboles, de masques culturels. Elle se joue elle-même, s’auto-représente; le cinéma n’a plus rien à  en tirer. Dans cette courte séquence, Herzog énonce comme un manifeste ce qui motive profondément son travail : essayer de retrouver cette transparence d’image qui est devenue si rare. Ce que Benjamin ne semblait pas entrevoir, cet épuisement du réel, pousse Werner Herzog à chercher des situations extrêmes -à sortir du paysage-  dans lesquelles la réalité aurait encore quelque chose à livrer d’elle-même. Ces lieux où Herzog se dit prêt à aller, ces déserts culturels, recèleraient peut-être encore quelque chose d’inattendu.

La distinction que fait Benjamin entre le mode de représentation théâtral et celui cinématographique trouve un écho intéressant chez le dramaturge Jacques Nichet[3] qui distingue cette fois le théâtre du spectacle. Au théâtre on joue ; dans un spectacle on joue sa vie (on agit). Il s’explique : le théâtre dispense de signes, le spectacle dépense des corps. Dans le domaine du spectacle donc, effectivement plus aucun jeu n’est possible, on ne triche pas. Le spectacle nous parle donc, de par sa nature propre, de notre vulnérabilité, car il introduit au coeur de sa représentation la notion de risque.

Herzog est conscient des risques que cette recherche peut entrainer, et veut les prendre. Il n’en a pas le choix car ils sont constitutifs de ce qu’il recherche : la clarté d’ image qu’il ambitionne réside dans ces risques à prendre.
Ce qu’il cherche c’est une réalité à déchiffrer. Il veut quitter ce « paysage blessé » qui s’offre amorphe à l’objectif, pour retrouver le mouvement même qui conduit l’homme à se faire une place. Ce mouvement, perpétuel, est bien une lutte risquée contre la résistance d’un réel qui n’est pas donné. Ce mouvement, c’est l’acte même d’habiter : se familiariser à un inconnu qui s’échappe toujours. Et c’est ce spectacle qu’il veut capter avec sa caméra.

Les images d’Herzog trouvent leur puissance dans cette lutte permanente que le réalisateur déploie pour habiter un lieu qui ne s’y prête pas. Dans cette tentative de familiarisation est dévoilé le mouvement propre de l’homme, ce qui le constitue au plus profond de son être, on retrouve cet état d’errance ontologique contre lequel nous nous sommes dressés.
Mais pour révéler toute la violence que l’acte d’habiter contient, il fallait d’abord en sortir, exposer notre propre vulnérabilité, s’exposer à la mort et ainsi stimuler notre attention vigile que les codes et les habitudes ont endormie.
Herzog est vigilant.
Mais il ne l’est pas de lui-même, et pour provoquer cette vigilance, pour l’attiser comme on le fait d’un feu, il a besoin de se placer dans ce qui n’est pas sa place. Il doit se constituer étranger.
Pour explorer la part étrange de l’homme, il doit donc devenir étranger à lui-même, et attraper les mouvements s’offriront alors à l’objectif.

Le carnet qu’il a tenu lors du tournage de son film Fitzcarraldo[4] témoigne de cette démarche. Les premières informations qu’il apporte sur les circonstances du tournage sont étonnantes : il nous fait ressentir le danger, omniprésent à travers de multiples anecdotes effrayantes,  mais racontées comme autant d’évènements banals d’une vie quotidienne. La nature environnante, qu’il habite avec son équipe et d’autres indigènes est obscène, destructrice, provocante. Elle est toute puissante. Elle est incompréhensible.

« La violente forêt vierge est encore demeurée silencieuse toute la nuit, dans sa misère à la fois infinie et bornée, dont elle n’a aucune idée, n’ayant ni souffle ni conscience. Ce qui ressort cependant de sa nature profonde, ce n’est pas la négation de sa force d’étranglement, mais plutôt la volonté impérieuse de ne pas user de cette puissance. »

La nature est montrée ici sans artifice, sauvagerie pure.
C’est cette « obscénité fondamentale » qui la retient en dehors de toute éthique, et qui la rend ainsi constitutivement inhabitable, radicalement étrangère.

« Tout semble en prière dehors, inaccompli, irrésolu. Ca ne me procure aucune émotion, car je suis vide comme le lit d’une rivière après la crue. Ma vie me fait l’effet d’une maison étrangère. »

Le risque est là.
On entend dans le ton sur lequel ces phrases sont dites l’étrangeté de l’endroit où Herzog se trouve. Ce vide dans lequel il s’est lui-même plongé, et dans lequel il trouve enfin le champ nécessaire à l’émergence  d’une nouveauté, d’une transparence.
On ressent le danger qu’il y a. Si Herzog ne gardait pas en tête la nécessité première qui l’a poussé à se mettre dans une telle situation de vulnérabilité, le tournage d’un film, il serait perdu, perdu à lui-même.

« Je suis en contact si direct avec les fondements du monde matériel, ici, que je me suis fait la remarque aujourd’hui que j’étais aussi complètement familiarisé avec la mort. Si je devais mourir, je ne ferais rien au moment de la mort. »

Cette « zone » qu’il explore est le tréfonds d’une conscience, il en atteint son bord.
Comme ces explorateurs partis à la recherche des limites d’une planète qu’ils pensaient plate.
Il va puiser ses images au bord de la conscience, là où l’imaginaire et le réel se mêlent. Son carnet est en cela beaucoup plus qu’une feuille de route, il l’avouera dans les dernières lignes, écrire lui a permis de se prémunir des dangers de l’exploration d’une telle zone, de le préserver de la folie.
Il n’y relate pas les déboires ou l’avancement du tournage, il explore un monde, en fixe des visions, qui déjà ont en elle la puissance d’une image cinématographique, et ce n’est qu’ensuite, pendant le tournage que ces traces seront transformées en plans, montés en séquences, et donneront un film. Ces images, une fois réalisées, sont des transpositions de ces visions « lointaines », et c’est en cela qu’elles peuvent prétendre à la pureté qu’Herzog recherche et nous parler de cet essentiel qui nous constitue.

Laplace parle de niveler la pente pour qu’elle ne soit plus que de douze pour cent, ce qui reviendrait à ouvrir un passage à l’instar d’un isthme. Je lui ai dit que c’était impossible, car nous perdrions la métaphore centrale du film. Métaphore de quoi m’a-t-il demandé. Je lui ai répondu que je ne savais pas, mais que c’était une grande métaphore. C’était peut-être simplement une image qui sommeillait en nous tous, et que j’étais le seul à lui faire rencontrer un frère qu’il ne connaissait pas encore. 

Mais si ces images véhiculent cette transparence, il faut encore la transformer pour la dévoiler. Tant que ces images n’auront pas été intégrées à un projet plus large, elles ne pourront se livrer. Le film est pour Herzog l’unité dans laquelle ce mouvement capté pourra se déployer dans toute son ampleur, une grande métaphore matricielle.[5]


[1] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, juillet 2009.
[2] Wim Wenders, Tokyo-ga, bac, mai 2008.

[3] On trouvera cette idée développée dans sa leçon inaugurale au Collège de France intitulée « le théâtre n’existe pas », visible à cette adresse :
http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/cre_art2009/Lecon_inaugurale_du_11_mars__1.jsp
[4] Werner Herzog, Conquête de l’inutile, Capricci, 2009.

[5] Bernard Stiegler dans la conférence qu’il a donné le 12 mai 2005 à l’ENSAPLV décrit comment la structure même du film fait écho à celle de la conscience. Le flux temporel du défilement de la pellicule produit une succession continue de phénomènes, écoulement qui à l’instar d’une mélodie fait écho à l’écoulement de la conscience du spectateur. Cette dernière est ainsi entièrement pénétrée par le film[5]. Les images d’Herzog retrouvent ainsi par le montage la place qu’elles avaient perdue au tournage.

Antonioni


                        


On retrouve, chez Heidegger, le terme d’étrangeté, ainsi que celui d’inquiétude dans le texte qu’il consacre à Nietzsche et au mot « Dieu est mort »[1].
Nietzsche y pose le Nihilisme comme le mouvement fondamental de l’histoire occidentale, conduisant à la mort de Dieu ( Dieu étant ici à entendre comme le nom du domaine des idées et des idéaux, c’est à dire celui du monde supra-sensible, considéré dans la tradition platonicienne comme le vrai monde). Sloterdijk reprend cette idée dans l’introduction du premier tome de Bulles[2]. Il y campe un homme nu exposé aux affres d’un vide cosmique et condamné à errer infiniment en cette béance. Nietzsche fait de ce qu’il nomme le Nihilisme le dernier et le seul espace possible propre à porter l’homme, cet espace est vidé de tout ce qui aurait pu offrir à l’homme un refuge pour lui permettre le repos. L’homme est désormais condamné à l’errance. (On pourrait dire qu’il la retrouve, si l’on considère l’errance comme une propriété ontologique de l’espèce humaine[3]).
Ce Nihilisme finit par être qualifié du « plus inquiétant de tous les hôtes ». C’est le plus inquiétant car c’est le seul qui nous reste. Heidegger apporte cette précision : « il appartient au caractère inquiétant de ce plus inquiétant des hôtes de ne pas pouvoir nommer sa propre origine. »
Ce dernier de nos hôtes renvoie l’homme à sa propre étrangeté.

Nietzsche ne se contente pas dans le Gai Savoir, en 1882, de lancer cet avertissement, il constate que celui-ci n’est pas encore prêt à être entendu.




Je voudrais ici introduire une image qui illustre peut-être cet « état de chose » auquel le monde s’est réduit. Elle termine le film  Blow up du cinéaste italien Michelangelo Antonioni. Ce cinéaste a été considéré par certains critiques comme le précurseur d’un genre particulier qui s’est développé dans la seconde moitié du vingtième siècle : le Road movie, genre cinématographique de l’errance, c’est à dire de l’homme en tant que radicalement étranger. Antonioni est un des premiers à traiter ce sujet de front, et à camper des « personnages qui affrontent tous un même problème : comment communiquer avec les autres et avec le réel ? Ils sont possédés d’une inquiétude quasi physique qui les contraint à demeurer pratiquement debout en permanence, et à se déplacer perpétuellement d’un point à un autre, d’un lieu à un autre. »[4]

On voit dans cette image un homme, tout petit, perdu au cœur d’une immensité verte.
Ce qui est beau chez Antonioni, c’est que ce vide final, dont les qualités sont précisément celles du Nihilisme tel qu’il est établi par Nietzsche, est construit patiemment, méthodiquement et méticuleusement. Et l’on assiste en quelque sorte à son avènement lorsque cette image apparaît sur l’écran pour conclure le film.

Thomas, le personnage principal, à l’issue d’une enquête vaine dans laquelle il s’était lui-même impliqué, se retrouve perdu au milieu d’une pelouse gigantesque. Il est désemparé, comme si le sens qu’il avait projeté jusqu’à présent dans le monde qui l’entoure, l’avait déserté soudainement.
Le personnage du film, mu par un appel mystérieux, tente de résoudre l’intrigue d’un meurtre auquel il pense avoir été le témoin. Mais plutôt que de résoudre quelque chose, il ne fait que nourrir le doute de ce qui se serait réellement passé devant lui. Il cherche à tout prix à se prouver à lui-même qu’il n’a pas rêvé, mais cette lutte n’est dirigée que contre lui-même, la réalité plate qui l’entoure ne lui offre aucune résistance ni aucun indice plausible. En se frottant à sa propre résistance, c’est le monde même qu’il use. Et malgré tout, malgré n’avoir rien à faire dans cette histoire, il y est comme happé, par une urgence qui le dépasse, et le conduit en une dépense pure d’énergie et de sens nourrissant un doute qui gonfle à longueur de plans et envahit l’écran. Il s’est abusé lui-même et nous a abusés avec lui.

Antonioni ne cherche plus d’explication au séjour de l’homme sur la terre, il veut simplement en montrer le mystère, en faire sourdre le caractère fondamentalement inquiétant. Et l’inquiétude monte au fil du film, en même temps que l’homme devient étranger à lui-même. Cette progression est lente, mais d’autant plus terrible qu’elle est inarrêtable.
Bresson décrit ce mouvement d’émergence qui vient véritablement du cœur de l’œuvre et la légitime :

« Antonioni s’engage (dans la direction) d’un cinéma écriture (opposé au cinéma spectacle et au cinéma d’action), où le rythme est scandé non par des coups de théâtre extérieurs, mais par une écriture où le drame naîtra d’une certaine marche d’éléments non dramatiques, où chaque mot, chaque regard, chaque geste a des dessous. »[5]
« Bresson comme Antonioni n’imposent pas leur univers mais font en sorte que leur univers s’impose de lui-même. »[6]


Le caractère de l’inquiétude soulevé par Heidegger, celui de ne pouvoir nommer son origine (caractère que l’on va retrouver chez Freud) est là, dans ces dessous dont parle Bresson.[7]

Antonioni, pour laisser le mystère émerger, concentre son attention non pas sur celui-ci, mais sur les détails, et la manière dont ceux-ci vont être mis en relation. C’est par le vide de ces jointures que va s’introduire la poésie[8]. Pour travailler ce matériau intangible, c’est à dire intravaillable, il en détourne l’objet.
 « J’ignore comment est la réalité. Elle nous échappe et change sans cesse. Quand on croit l’avoir atteinte, la situation est déjà différente. »

Cette préoccupation fondamentale qu’a le cinéaste explique son intérêt pour les lieux et les choses, intérêt qui dépasse peut-être celui qu’il porte aux personnages. Ce sont souvent ces lieux et ces choses qui président au scénario. Puisque qu’il ne sait pas ce qu’il cherche, il va le puiser dans l’atmosphère du monde. Son  travail est avant tout une écoute attentive, qui n’a pour seule méthode que de tirer les choses de leurs habitudes.

« J’aime bien rester seul là où je dois tourner et commencer à sentir l’atmosphère sans les personnages, sans les personnes. C’est la façon la plus directe d’entrer en contact avec l’atmosphère même, la façon la plus simple de permettre à l’atmosphère de me suggérer quelque chose. »

Ce qu’Antonioni finit ainsi par construire est un monde déshumanisé, c’est à dire n’offrant plus de prise aux personnages, l’homme glisse inexorablement sur la toile du réel, l’étant lui-même abandonne chaque chose pour glisser avec l’homme dans un même mouvement d’angoisse.
La seule façon de s’en prémunir (mais pas de s’en protéger) passe par l’indifférence.
Voilà comment Alain Robbe-Grillet en parle :

« Chez Antonioni l’objet n’est pas un reflet (de son propriétaire), il surgit dans son étrangeté sous le regard d’une conscience qui se projette hors d’elle-même, le personnage d’Antonioni est à chaque instant hors de soi. (l’homme a été violemment projeté hors de lui même dit Husserl), à la surface des choses qu’il ne peut ni digérer ni refuser. C’est là, à cause de lui mais hors de lui pour toujours, sans raison, dans un surgissement inexplicable. »
« De l’objet réaliste on peut dire qu’il est familier, il appartient au monde du personnage, l’objet d’Antonioni est constamment étranger, énigmatique (unheimlich, disait Husserl, non familier). La familiarité entre l’homme et les choses a disparu. Mais le monde surgit ici avec d’autant plus de force, dans une présence fascinante et inacceptable. Pourquoi par exemple, les meubles font-ils sourire chez Visconti ? Parce qu’ils sont juste comme ils doivent être. Au contraire chez Antonioni, ils sont là comme en trop, une nécessité sans justification, et leur surgissement est un scandale. »[9]


Le unheimlich, tel que le décrit Freud en 1919[10], est cette part familière refoulée au plus profond, et qui, de part ce refus de la comprendre, nous est intimement étrangère. Antonioni la met à jour, crûment. On pourrait dire peut-être qu’il la met en œuvre, et cette mise en œuvre fait violence.
Les mécanismes de dévoilement de cet imaginaire refoulé, sans être précisément cernés, s’organisent autour de la rencontre entre le réel et l’imaginaire. C’est cette rencontre qui déclenche la montée de ce sentiment. Les exemples donnés par l’auteur en 1919 sont intégralement littéraires et quasiment tous puisés chez les romantiques allemands. Le surnaturel développé dans ces contes offre à Freud de jouissifs exemples où l'étrange se mêlant à une réalité quotidienne vient provoquer l’angoisse. Il se livre à ce jeu de référence avec une petite jubilation mais finit par soulever une différence notable entre les manifestations de l’unheimlich dans le domaine du vécu et leur pendant dans le domaine de la fiction. Il constate que la liberté de l’imagination artistique permet certes de s’affranchir des contraintes concrètes de la réalité mais, qu’en définitive, ces effets de l’art accentuent la distance qui sépare le réel de l’imaginaire. Le lecteur doit jouer le jeu, faire comme s' il y croyait, comme si, pour accentuer l’effet de cette catharsis, les effets mis en œuvre se devaient d’être toujours plus improbables, toujours plus terrifiants.

« Nous sommes ainsi invités à faire une différence entre l’étrangement inquiétant vécu et l’étrangement inquiétant purement représenté ou connu par la lecture. »
« La conclusion, qui rend un son paradoxal, est que dans la création littéraire, beaucoup de choses ne sont pas étrangement inquiétantes, qui le seraient si elles se passaient dans la vie, et que dans la création littéraire, il y a beaucoup de possibilités de produire des effets d’inquiétante étrangeté, qui ne se rencontrent pas dans la vie. »[11]

La puissance des films d’Antonioni est de retourner cette proposition, il cherche à provoquer ce unheimlich en refusant la facilité des effets que lui permettrait son art. Il colle au réel, de sorte que lorsque celui se dérobe, personne n’en connaît la cause, n’en comprend la raison, ni les personnages, ni les spectateurs (pas même Antonioni). Tous participent du même trouble soulevé par cette incompréhension.
Cette distinction inquiétante étrangeté vécue / inquiétante étrangeté imaginaire est en quelque sorte effacée, l’œuvre reste certes une fiction, mais qui use des moyens de la réalité, elle est en ce sens exemplaire.
Insistons sur un dernier point. Le fait que l’œuvre n’est pas littéraire mais cinématographique. Ce mode de représentation modifie radicalement l’appareil perceptif de l’homme masse comme a pu le montrer Benjamin[12], il endort notre attention vigile et enchaîne les pensées et les perceptions. Cette œuvre marque peut-être en ce sens une première acceptation de la mort de dieu. 


[1] Heidegger Martin,  Le mot de Nietzsche, « Dieu est mort », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Tel, Gallimard, septembre 2009.
[2] Peter Sloterdijk, Bulles – sphères I, Hachette Littératures, 2002.
[3] Marion Roussel, L’inquiétante étrangeté d’habiter, septembre 2010. (mémoire du DPEA Architecture est philosophie, ENSAPLV).
[4] Aldo Tassone, Antonioni, Champs Flammarion, avril 2007.

[5] Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Folio Gallimard, avril 1995.
[6] Aldo Tassone, Antonioni, Champs Flammarion, avril 2007
[7]  Ce soulèvement qui s’opère se place au niveau radical d’une recherche ontologique.
Jean Clair, Blow up, Positif n°84, mai 1967.

[8] Je tiens à poser ici un pont avec le travail de Peter Zumthor que je ne développerai pas dans ce papier, qui procède étrangement de la même façon pour concevoir une oeuvre. Il se réfère notamment au poète William Carlos Williams : « le poète du vague ne peut être que le poète de la précision »; la recherche de l’atmosphère juste qui nourrit la démarche de l’architecte passe avant tout par un soin porté au détail, à la mise en œuvre et à l’assemblage des différents matériaux. C’est par ces mêmes jointures que va s’infiltrer l’essentiel de son architecture, la qualité de son vide, son indicible.
[9] Cité par Aldo Tassone. Ibid.
[10] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, folio essais, décembre 2008.

[11] Ibid.
[12] Comme a pu le mettre en évidence François Guerry, dans son exposé Herméneutique des signes de vie de architectures, donné à l’ENSACF, le 7 décembre 2010. 

Moebius, ouvreur de possibles.






Moebius est auteur de bande dessinée, il a commencé à publier sous son nom : Jean Girault, et s'est affublé d'un pseudonyme pour atteindre des mondes auxquels son patronyme gardait jalousement l'accès. Cet article s'intéresse précisément à ces mondes, aux conséquences de leur dévoilement et au processus de leur production.[1]






Le soulèvement d'un étrange inquiétant


Tout pourrait commencer par ce dessin.
Un homme de dos, en plein milieu d’un désert, est placé face à ses propres rêves, un bloc massif, comme arraché à une montagne, et dans lequel s’entremêlent inextricablement des formes étranges dont l’abstraction s’efface parfois pour laisser entrevoir quelque chose de connu, un visage, un souvenir, un désir.
Ce bloc de rêves flotte, arraché à toute localisation.
La posture de l’homme témoigne de sa surprise. Le dessin méticuleux de Moebius fige la figure dans une stupeur muette.
Il est conscient.
Il est conscient de ce qui lui arrive.
Il est conscient d’être confronté à l'image de ses propres rêves.
Tout ce qui d’ordinaire reste caché, sous la toile du réel, se présente d’un coup dans sa totalité à notre homme et le réduit à un simple observateur. L’homme devient le spectateur de lui-même, spectateur de tout ce qu’inconsciemment il s’est évertué à dissimuler, et qui pourtant l’habite plus profondément que tout autre chose. Ce sont ces mondes refoulés aux portes du réel que Moebius projette hors de soi et matérialise. Il est plongé au cœur de ce que Freud appelle « l’inquiétante étrangeté ».[2]
Si l’homme est pris de stupeur face à la représentation de ses rêves intérieurs, c’est parce que ces mondes nous sont, dans le même temps, extrêmement familiers (puisqu’ils nous habitent) et étrangers (puisque d’ordinaire nous nous refusons à eux).



Se familiariser à l'étrangeté
Les choses ne s’arrêtent pas là.
Il y a une autre image qui poursuit la première. Un temps s’est écoulé. L’homme est calme. Il a retrouvé la parole, ainsi que ses moyens. La montagne de ses rêves ne flotte plus. Elle s’est enracinée dans le sol aride. Elle a fondé un lieu. Et une porte s’y est ouverte.
L’homme est appelé à y entrer.
La part inquiétante de l’étrangeté se trouve maintenant apaisée. Et par cet apaisement, Moebius nous propose une possible ouverture, celle de renouer avec nos mondes familiers, de ré-habiter ce qui nous habitait en silence, mais cette fois dans le monde réel.
L'histoire pourrait s'arrêter là, mais d'autres dessins nous appellent, dévoilant cette fois comment l'auteur met à profit ses mondes intérieurs, désormais accessibles, pour nous en montrer leurs incessantes transformations.
moebius1.jpg
Laisser l'étrangeté se réaliser à travers soi
Moebius est à sa table cette fois. Il a croisé ses bras et gardé ses lunettes. Du sommet de son crâne se développe une excroissance qui tourne en arabesque, se déploie, puis se rassemble à son extrémité en un pinceau qui dépose devant lui la trace de ses pensées.
Cet autoportrait en action place l’auteur dans la même situation que l’homme d'auparavant. C’est comme si Moebius avait emprunté la porte qui s’était offerte à l’ homme de tout à l’heure. Il a investi ses songes, se familiarise à leur étrangeté et parvient à les habiter en toute conscience. Confortablement installé, il les écoute avec attention. Mais plutôt que d’en extraire l’essence, il a la sagesse d’en laisser la trace se déposer d’elle-même.
Il assiste à la formation de son oeuvre plus qu’il ne la réalise.
C’est « l’œuvre (qui) commence », nous rappelle Maurice Blanchot[3]. Moebius est donc l’observateur de son propre travail. Et c’est parce qu’il n’est qu’attention et écoute qu’il peut prétendre à la justesse d’une vérité. Car la vérité s’institue d’elle-même, « en un geste spontané qui lui appartient en propre »[4]. C’est ce geste que Moebius tente de représenter, geste qui jaillit hors de lui, échappant à sa maîtrise.
Tenir le pinceau de ses mains serait trop risqué.


"− (...)JE SUIS LA REPRESENTATION DE TON INCONSCIENT... COMMENT POURRAIS-TU TE DEBARRASSER DE TON INCONSCIENT?
−TAILLE-TOI!
−(...)
−ARGNNNN
−AU SEC...
−ROMP!BOUFFF!..
BURPE!...
AAH!... CA VA MIEUX!... JE VAIS POUVOIR ATTAQUER LA DEUXIEME CASE.."
L'effacement de l'auteur
Moebius, à travers ses dessins, nous parle donc de sa manière de faire. Il nous montre comment il dépasse ses inquiétudes et offre à son inconscient le champ libre.
Le travail de l’auteur revient à faire place nette, à ménager le lieu d’une émergence possible. Ce lieu, c’est le désert qui se retrouve dans presque toutes ses oeuvres. Ce désert est la métaphore du vide qu'il convient de ménager d’abord en soi-même, et duquel l'inconscient nous parle.
Dans le film de Govam Taboun[5], on peut voir Moebius jouant son propre rôle et portant ces paroles qui lui vont à ravir :

« On dit que le mauvais poète est conscient quand il faut être inconscient et inconscient quand il faut être conscient. Et bien moi, je suis fier de te dire que je suis consciemment inconscient.
La lucidité commence là où l’histoire de ta propre vie s’éteint.
Un peu de chair, un peu de souffle, et PFOFFF ! sort des lèvres, toute crue, la vérité.
Mais il fallait creuser sa tombe dedans comme un joli fossoyeur.
Toute ma vie j’ai creusé à en crever. »
Ménager ce vide est comme une petite mort. Puisque l’auteur est relégué à un simple intermédiaire, toute son énergie doit être déployée à son propre effacement[6]. Faire le vide, pour pouvoir ensuite ouvrir la porte d’accès à ses rêves, c’est tuer son ego. Moebius se débarrasse de Girault pour pouvoir dessiner enfin.
Par ce suicide imaginaire, il est permis aux œuvres de « porter le trait de l’initialité », ce qui leurs confère autonomie et vie propre. On ne vise pas une vérité scientifique, mais la justesse d'une réalisation. Les dessins de Moebius sont des possibles réalisés, ils se tiennent d’eux-mêmes, sans pâlir et sans même avoir à être parfaits. Ils n’ont qu’à être.
Laissons Moebius conclure :
« Quand tu fais un dessin, tu t’en fiches de ce qui va se passer. Le truc arrive puis après, quinze ans après, tu le retrouves…
…il te regarde ! »[7]



[1] La Fondation Cartier lui consacre, jusqu'au 13 mars 2011, l'exposition"MOEBIUS TRANSE FORME".
Pour plus de détails sur sa biographie, voir le site internet de la Fondation Cartier, (http://fondation.cartier.com), on y trouvera aussi une liste intéressante : celle de la bibliothèque imaginaire de l'auteur, où se côtoient David Lynch, Chet Baker, Boris Vian et d'autres.
Les illustrations du présent article sont issues du catalogue d’exposition, Moebius transe forme, paru chez acte sud en 2010. (p152, 153 et 284).
Les deux premières proviennent de l’album Le chasseur déprimé, 2007, p 41 et 42.

Les deux dernières sont tirées respectivement du tome 6 de l’album Inside Moebius, planche 84, 2006, et du tome 4, planches 20 et 21, 2003.
[2] « L’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti. », Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autre essais, Gallimard, folio essais, 2008.
[3] cité par Daniel Payot, Le philosophe et l’architecte, aubier, 1992.
[4] Daniel Payot, citant Heidegger insiste sur la « relégation du créateur a un rôle non déterminant », « Le créateur agit sur ce qui va devenir la réalité de l’œuvre (wirklichkeit) mais ne saurait déterminer ce qui en constitue l’essence ». Daniel Payot, Le philosophe et l’architecte, aubier, 1992.
[5] Damian Pettigrew, Metamoebius, 2010, portrait & compagnie.
[6] « J’ai très tôt utilisé ma propre image au point d’en faire un personnage, à part entière, comme cela se joue dans la série INSIDE MOEBIUS. Le but peut-être inavoué à l’époque, était de transgresser l’effacement de l’auteur en tant que personne,(…) », Moebius transe forme, catalogue de l’exposition à la Fondation cartier pour l’art contemporain, p.8, Acte sud, 2010.
[7] Damian Pettigrew, mister gir & mike S. blueberry, 2000 baal film, 2010 portrait & compagnie.