Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

rapport de Stage

MARUYAMA SAN
Nous appellerons l’architecte Kinya Maruyama, tel qu’il se doit au Japon, c’est-à- dire par son nom et la particule de respect appropriée (bien que le “sensei” de professeur soit d’usage, nous emploierons le “san” de monsieur, plus modeste mais non moins respectueuse).
DEBUT
Je contacte l’ architecte en lui disant que je cherche un stage, que je préfère travailler avec les mains et que les ordinateurs me fatiguent rapidement. Il me dit que ça ne pose pas de problème et de passer quand je peux.
J’arrive à l’aéroport de Narita un jour de fin septembre, une amie passe me prendre et nous filons sur un chantier en cours. La nuit tombe quand je pose mon sac et agrippe un marteau pour terminer les plinthes de la cuisine d´une petite maison du quartier de Sendagi. Trois autres personnes sont sur place, Shikine, un étudiant de l’ université de Waseda qui prête main forte, Shinsaku, artisan, ami et ancien étudiant de Maruyama san, et Osaki san, travaillant pour Kinya à l’Atelier Mobile. A minuit, les outils sont pliés, le chantier considéré comme terminé (même si tout le monde sait qu’il reste encore beaucoup de travail). Les clefs seront remises le lendemain à la propriétaire, jeune hôtesse de l’air célibataire.
Une voiture part pour Yokohama, l’agence, où Shinsaku et moi passeront la nuit.
L’ AGENCE
Atelier Mobile est installé au rez-de-chaussée d’un petit pavillon de la banlieue de Yokohama, dans un lotissement au sommet d’une butte : il faut suer pour y arriver. La gare qui permet de rejoindre Tokyo , devant laquelle Ito Toyo a construit sa tour des vents, se trouve à une vingtaine de minutes de là.
A l’arrière de l’atelier se trouve une autre maison, attenante et de plain- pied où habite X, maîtresse de l’architecte. Comme dans bien des ménages au Japon, elle s’occupe de la trésorerie et du bon fonctionnement de l’agence, chose que Maruyama san aurait bien du mal à faire seul. Au premier étage, c’est-à-dire juste au- dessus de l’atelier habite la fille d’ un premier mariage de X, et son jeune fils, étudiant en économie.
L’ atelier ne compte plus que deux personnes, Maruyama san lui-même et Osaki san que nous appellerons Toshio, parce que c’est son prénom. Maruyama san dessine tout le temps, dans de grands carnets A4 qu’il emporte en permanence dans son sac-à- dos. Il voyage beaucoup, au Japon et à l’étranger, jamais sans ses carnets. Toshio redessine les projets en les faisant rentrer dans les normes, organise et suit les chantiers qui se déroulent sur Tokyo. Il s’occupe aussi de l’entretien de l’agence, de l’organisation des chantiers.
L’agence s’ est lovée dans une petite unité d’habitation typique des lotissements japonais des années soixante- dix, de construction standardisée et moderne, reprenant des éléments caractéristiques de l’ architecture traditionnelle. La porte d’ entrée donne sur un seuil étroit, carrelé où l’ on quitte ses chaussures, pour enfiler des chaussons et passer au salon, surélevé de deux marches. Le sol est en parquet. Une table, une cuisinière et une armoire occupent l’ espace de cette pièce. De là, on accède à trois espaces : un petit couloir conduisant aux toilettes et à la pièce de la baignoire, une bibliothèque et un bureau. On peut accéder du bureau à un petit réduit situé au premier étage où l’on peut passer la nuit. Il y a trois endroits où l’on peut s’allonger : entre les rayonnages de la bibliothèque (séparés d’une largeur d’épaule), sur le sol de ce que nous avons appelé bureau (lorsque celui-ci n’est pas encombré) et dans la mezzanine du premier où a été installé un futon. La bibliothèque est la seule pièce dont le sol soit recouvert de tatamis, matériau spartiate et confortable à la fois. Chaque pièce est obscure, on les expose à la lumière selon le besoin. Il y a quantité de choses et d’objets entassés partout, maquettes, diapositives, carnets, coquillages et pierres, livres.
LES OSHI GAKI
Au mois de novembre sont accrochées aux fenêtres de beaucoup de maisons des guirlandes de fruits lourds et oranges. Ce sont des kakis que l’on fait sécher au soleil, avant de les entreposer dans la maison comme provision pour l`hiver. X nous a déposé plusieurs livres de ces fruits, il a donc fallu les préparer. On commence par les peler en prenant soin de ne pas abîmer le pédoncule et les sépales déjà séchés, qui serviront d´attache. Les peaux peuvent elles- aussi être mises à sécher, pour les manger car elles sont sucrées, ou bien pour les jeter dans le thé qu´elles parfument et colorent. Lorsque tous les kakis sont pelés, on les plonge intégralement quelques secondes dans l’eau bouillante. Un nouvel épiderme de chair bouillie se constitue, qui ne pourrira pas (risque principal encouru par l’exposition prolongée à un climat très humide) et créera ainsi une petite poche à l’intérieur de laquelle le sucre cuira et se transformera en un sirop délicieux. Les kakis crus ont un goût légèrement amer, pourtant ils contiennent beaucoup de sucre. Toshio m’a montré qu’on pouvait aussi les placer directement au congélateur ; ils ne gèlent pas mais se changent en un sorbet qui accompagne à merveille le shochu, alcool fort japonais.
PASSER LE BALAI
Maruyama san n’était pas toujours présent à l’agence ; lorsqu’il passait, il arrivait tôt le matin, déposait son sac dans l’entrée et passait le balai d’abord à l’extérieur, dégageant les feuilles mortes que la nuit avait déposées devant la porte, puis à l’intérieur, soulevant la poussière des activités de la veille.
Il ne me dit qu´une fois d’en faire autant.
Cette manière de faire place nette pour préparer le travail d’une nouvelle journée est peut- être le meilleur enseignement que j’ai tiré de mon séjour. Peut-être ce geste est-il le même que celui des anciens artisans préparant le terrain sur lequel les pierres de fondation d’une nouvelle maison allaient être posées.
Je remarquais sur le bureau, entre l’ordinateur et les crayons, une petite balayette en jonc tressé. Ce petit objet prenait l’échelle des petits gestes qu’il aurait à préparer.
DONNER POUR NE PAS PERDRE
Maruyama san organise de nombreux workshops. Pendant les trois mois de mon séjour, j’ai eu l’occasion de travailler sur la préparation de trois d’entre eux, un à Takao, petit bois situé à une vingtaine de kilomètres au nord de la ville de Tokyo, un autre à Hita, ville située sur la grande île de Kiushu au sud, et le dernier, à Paimboeuf. Hormis le travail réalisé pour l’estuaire, commande internationale rémunératrice, les autres (Hita et Takao) sont des événements gratuits auxquels Kinya tient particulièrement. Parce que contairement aux chantiers ordinaires, ces manifestations sont l’occasion d’un partage privilégié avec des personnes non professionnelles, notamment avec des étudiants, des eleves, des curieux.
C’est le moment d’une transmission de savoir, de savoir faire, d’idées, et très souvent c’est le véritable moment de la conception. Pour l’événement organisé à Hita, qui dura trois jours, les esquisses et maquettes réalisées par avance se révélèrent finalement bien plus suggestives que directrices. Participèrent à ces trois jours des étudiants de l’université de Waseda, des artisans amis s’étant déplacés pour la cause, des élèves d’une école technique de la ville et deux membres du collectif français colloco , tous venus par leurs propres moyens. Les seuls financements obtenus ont servi à acquérir une cinquantaine de troncs et quelques outils.
MONTRER LE PROCESSUS DEVOILER L’ ARTIFICE
Ce qu’en Occident nous avons tendance à cacher, les coulisses, les cuisines, les chantiers, se trouvent souvent sur le devant de la scène au Japon. Cette culture semble attacher autant d’importance (si ce n´est quelquefois plus) au processus de réalisation, au faire, c’est-à-dire au geste plutôt qu´à l´objet fini. Quelques exemples parmis d´autres pour nous en convaincre :
Les marchands de momiji maju d´Hiroshima n’ ont pas placé dans leurs vitrines ces petits gâteaux à la forme de feuille d´érable mais toute la machinerie qui les fabrique ; on peut ainsi assister au processus depuis la cuisson de la pâte dans son moule jusqu´à l´emballage final en passant par le fourrage qui depose au centre de la génoise la pâte sucrée de haricot rouge.
Le bunraku (théâtre de marionnette) est l´exemple le plus subtil de ce retournement. L´histoire, l´intrigue est réduite à un prétexte à montrer quelque chose en train de se faire. Sur scène, les personnages représentés par des poupées d’une cinquantaine de centimètres de haut sont animés chacun par trois manipulateurs placés dans des fosses qui ne dissimulent que leurs jambes. Ils sont habillés de noir et deux d’entre eux sont masqués, le troisième officie à visage découvert. L´illusion et le réalisme du mouvement transmis à la marionnette, et dont la perfection nous va droit au coeur comme une flèche, sont trahis à tout instant par la présence de ce visage impassible. Et si l´on tente malgré tout de concentrer notre attention sur la marionnette, on aperçoit alors la blancheur d´un pouce contrastant avec le noir du gant qui dissimule le reste de la main. Par cette pirouette l’art est mis au service de son propre dévoilement.
Un troisième et dernier exemple est celui d’un film récent, Okuri Bito, sorti cette année en France sous le titre de The Departure. Le travail d´un croque- mort au Japon y est dépeint. Dès la première séquence, on comprend l’importance accordée au processus au détriment de ce à quoi il conduit. La famille du défunt est rassemblée dans le lieu même où est mort ce dernier. L´assemblée et l´officiant se font face, separés par le corps du défunt. Qui va être lavé, dévêtu, rhabillé , le maquillé et apprêté. Ces gestes sont sûrs, presque lents, appropriés. Jamais la pudeur qu´exige un telle situation n’est transgressée. Chaque personne qui assiste au riuel semble s’identifier à celui qui officie, ainsi chacun prépare le mort au passage, lui faisant ses adieux. Après, il n´y à plus rien à dire, tout a été fait.
Ce qu´en Occident nous faisons en laboratoire, en coulisse ou en cuisine, c´est-à-dire en cachette est devoilé et partagé au Japon et devient l´essentiel autour duquel un rassemblement est possible. J´avais été choqué quand, à Hita, une heure après avoir terminé le travail - qui avait duré trois jours - nous commencions déjà à le démonter. Alors que personne ne l’avait vraiment vu. Mais je me trompais, je passais en fait à côté de ce qui avait été essentiel.
CUIRE LE RIZ
Il a très vite fallu apprendre à cuire le riz et la soupe. Chaque jour nous étions au moins deux à manger à l´atelier, Toshio et moi. Le riz japonais est collant, lorsqu´il est cuit chacun de ses grains s´agglutinent aux autres formant une boule homogène et entiére, mais on peut très facilement en désingulariser les grains ou des bouchées plus ou mois conséquentes - l´art de l´assemblage se retrouve d´abord sur la table. (On peut facilement faire des boules généralement triangulaires et fourrées à loisir que l´on emporte et mange froid pour le repas de midi). Ce riz au grains trapus est légèrement sucré. Pour le cuire, on emploie un récipient en terre cuite de forme évasée recouvert d’un couvercle de même matIiere légèrement bombé et percé d´un petit trou excentré qui permet à la pression de ne pas trop monter. La quantité d’eau (environ un volume et demi pour un volume de riz) est jaugée par une personne expérimentée en trempant le bout de son majeur dans la préparation et en évaluant la quantité d’eau dépassant du riz. Celle-ci est soi-disant toujours constante. On commence par chauffer au maximum, on peut remuer au moment où l’eau se met à bouillir pour éviter l’accroche des grains à la paroi du récipient, puis on réduit le gaz de moitié pendant une dizaine de minutes, ensuite on coupe et on laisse reposer . Avant de
LIBERER L ENGAWA
L´engawa, c´est la terrasse. Mais ce mot n´a pas de sens. C´est l´espace qui se trouve entre ; entre le jardin extérieur, et la partie habitée de la maison. Il n`y a pas d´équivalent dans notre culture, peut-être que pour mieux le définir on pourrait dire que c´est un seuil, au même titre qu´une porte ou qu´une fenêtre, á la différence près que l´on peut s´y arrêter. L´engawa, c´est une fenêtre qu´on habite. Autrefois on pouvait y jouer au go, y prendre le thé, regarder les saisons.
Même les pavillons contemporains reprennent cet attribu architectural. Si dans laplupart des cas ils sont en plastic, ne connectent plus réellement les espaces intérieurs et extérieurs, la tradition perdure. L´engawa de l´atelier avait disparu sous un amoncellement étéroclyte recouvert d´une bâche. Un jour Toshio me demanda d´y mettre de l´ordre, de le dégager. Je m´affairais donc dans la bibliothèque, pièce qui donnait directement sur ce capharnaum, ma tâche terminée, je constatait que l´atelier était pourvu d´un jardin.
Cette qualité spécifique à un espace qui aurait été extirpé de son lieu pour mieux en dévoiler la présence est propre à l´espace au Japon.
MITATE regardez la copie de votre voisin, mais ne copiez pas.
Encore un mot étrange dont m´a souvent parlé Maruyama san. Essayons d´écrire autour pour mieux le cerner.
Le premier sens, est sans doute celui d´inversion. Pour m´expliquer ce mot un jou, Kinya me dessina un homme penché regardant entre ses jambes. Il me disait que pour voir á nouveau un paysage, il fallait adopter un autre point de vue. Manière de se rafraîchir le regard.
Kinya dessine souvent la même chose sur des pages et des pages, comme s´il habitait une répétition lancinante, se fatigant jusqu´au détachement, jusqu´á la forme juste. Dans exposition organisée par le musée d´art de Yokohama, on pouvait voir d´illustrations du roman Le dit du Genji
Les petites lampes de pierre qui éclairent la nuit les jardins d´une pâleur lunaire ressemble à des maison dont l´occupant serait resté à veiller. Les pierres des jardins, disposée comme si un torrent de motagne les avait déversée là évoque cette puissance aqueuse, que le jardinier s´est évertué à comprendre et à transmettre, l´ètagère de brouillard (kasumi dana) de la résidence impériale du Shugakuin sans aucune rèfèrence explicite ou figurative évoque indubitablement l´effet d´effacement que produit la brume, le motif de brise cousu sur un obi se retrouve dans la maille même de la ceinture dont la trame s change en onde, comment ne pas penser que le tisserand n´était pas lui-même porté par le motif… Toutes ces métaphores transmettent l´esprit d´une chose à travers une autre, ce décalage, dans la création offre le changement de point de vue qui est généré quand on regarde entre ses jambes.
Ne tombant jamais dans la figuration, l´art des jardins, celui de la peinture ou de la construction se charge d´une dimention suplémentaire.
YANAKA
Le projet de Yanaka est celui d´une maison, au coeur de Sendagi, ancien quartier de Tokyo dans lequel se trouve un des plus grands cimetières de la capitale. La maison fait trois étages, au Japon cela signifie deux niveaux en plus du rez-de- chaussée. Les deux étages constituent le logement d’une jeune hôtesse de l´air, la commanditaire; le rez-de-chaussée possédant une entrée indépendante donnant sur la rue est un logement étudiant destiné au cousin de la propriétaire. Le bois étant proscrit dans ce quartier dense pour des raisons de normes incendie, la structure a été réalisée en métal; pour les espaces intérieurs déjà réduits, un mobilier fixe a été réalisé sur place et s´est éloigné des dessins d´origine au cours de la réalisation.