Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

INTRODUCTION

« Mon hypothèse de travail était que toute mémoire un peu longue est plus structurée qu'il ne semble. Que des photos prises apparemment au hasard, des cartes postales choisies selon l'humeur du moment, à partir d'une certaine quantité commence à dessiner un itinéraire, à cartographier le pays imaginaire qui s'étend au dedans de nous. En la parcourant systématiquement j'étais sûr de découvrir que l'apparent désordre de mon imagerie cachait un plan, comme dans les histoires de pirates. Et l'objet de ce disque serait de présenter la « visite guidée » d'une mémoire, en même temps que de proposer au visiteur sa propre navigation aléatoire. »[1]

Le travail qui a été déposé sur ce blog rassemble les réflexions et les résultats de recherches et de lectures menées au cours de l'année passée. Elles tournent autour de questions sans réponses, sur la nature de l'architecture, celle de l'espace, le rôle de l'architecte de l'artiste aussi, les limites du domaine dans lequel il exerce, la manière d'habiter. Ce travail n'a pas pour but d'apporter de réponses, mais plutôt de tracer des chemins à l'intérieur de ces préoccupations non pas pour les délimiter, mais pour les rendre toujours plus présentes.
Deux listes ont été tirées de ce travail : une liste des questions qui ont pu être soulevées, précisant ou brouillant les préoccupations de départ, et une liste des thèmes récurrents croisés au fil de l'écriture. Ces thèmes sont les carrefours et les portes des chemins précités, et les quelques lecteurs intrigués sont invités à rentrer dans ce mémoire à-travers eux.
Ce travail n'est donc absolument pas rigoureux. Sa seule rigueur serait d'avoir laissé libre cour à la pensée, et tenter de la suivre partout ou elle allait. Acceptant qu'elle se perde, et acceptant que nous nous perdions avec elle. Malgré cette légèreté, il en résulte une construction ou une reconstruction : des textes écrits en des temps et des atmosphères bien disticts vont se retrouver (grâce à leur classement dans le blog), dans une étrange promiscuité. Ces rapprochements, ces nouveaux voisinages plus ou moins accidentels, ouvriront l'écriture, peut-être.



[1]MARKER Chris, Immermory,CD ROM, centre pompidou, 1998

AU BEAU MILIEU DU VIDE


Les films d’Hitchcock tendent tout entier vers une fin, une solution qui les ferme dans un idéal de perfection (où chaque artifice mis en oeuvre dessert cette unité formelle, et où aucune place n'est laissée à l'arbitraire). Mais cette fin est mise en attente, et c'est dans cette attente que tout le ressort du suspense est tendu. C'est en travaillant le mouvement de cette attente qu' Hitchcock dirige le spectateur. Mais il ne se contente pas de créer une tension en retardant ce que tout le monde désire, le dénouement, le retour à un état normal, stable. Il détourne cette attente vers rien. Il en fait une attente vaine, une attente qui se fait oublier.
Peters décrit les rouages de ce processus[1] : « Hitchcock efface toute signification, reléguant la narration à un statut purement subsidiaire, l'histoire n'est plus qu'un prétexte à la réalisation de l'œuvre, qui doit sa cohérence, sa force et son intérêt à la nature purement cinématographique des procédés employés ».
Le spectateur est mis face à une œuvre qui ne se veut plus que cinématographique. Une œuvre constituée d'un assemblage de procédés techniques de cinéma, et rien d'autre. L'histoire s'est faite oublier : Peters parle de « suspension du sens ».
Cette attente sur laquelle se réalise classiquement le plaisir esthétique, est donc détournée, de sorte que le spectateur oublie ce que les conventions le font aspirer (à savoir une conclusion en bonne et due forme), de manière à ce que lorsque la chute tombe, le spectateur en soit lui-même surpris. Il ne l'espérait plus. Le véritable objet du film est alors atteint : promener le spectateur au milieu de rien ; le plonge dans la vacuité. Cet artifice permet au cinéma d'être perçu pour ce qu'il est, du cinéma.
Des films comme young and innocent, north by northwest préfigurent le travail d'Antonioni qui « ne filme rien rien mais avec précision ».


[1] PETERS Benoît, Hitchcock, Le travail du film,Les Impressions Nouvelles, 1993.

DU VENT



N’y a-t-il pas une forme des choses légères, des mots jetés en l’air ? Ce que l’on dit en passant sans y prendre garde et qui pourtant a été dit.
Ces mots mobiles ont en eux une certaine liberté, une fraîcheur sure que d’autres plus sûrs n’ont pas ;
« oisif et sans entrave » titre d’une œuvre de Fabienne Verdier qui dit aussi : « Le vent est-il en contradiction avec lui-même ? La pensée, les profondeurs de l’être ne sont-elles pas libres, selon les circonstances, d’aller où bon leur semble ? »[1].


[1] JULIET Charles, Entretien avec Fabienne Verdier, Albin Michel, novembre 2007.

ZUMTHOR


Zumthor va rechercher les matériaux de son architecture dans ses souvenirs, il utilise atmosphères, images d'enfance pour trouver formes et matériaux. La légitimité d'une chose se trouve toujours en elle-même et ne peut être forcée. On retrouve dans cette démarche la passivité des peintres japonais, ce même effacement du sujet pour tenter de laisser la chose s'exprimer. Zumthor tout comme le calligraphe est un intermédiaire.

Il s'agit d'agir en conformité avec ce qui est créé. Si la chose ainsi faite est réussie, sa simple présence procurera du plaisir, « une vibrante atmosphère »[1]. La beauté d'un objet viendra de cette conformité aux principes naturels, présidant à sa réalisation, et au fait qu'il ait trouvé sa place.

Ce recours au souvenir est un moyen de faire fi des déformations culturelles qui nous constituent pour atteindre une « sagesse ancienne, élémentaire »[2] seule capable de nous donner à voir les choses, de comprendre les matériaux et de travailler avec eux. Cette utilisation douce confère à l'objet sa dimension poétique et permet une compréhension du matériau ; on peut alors en extraire un sens qui sera valable pour une situation et un projet.

Ce sens est perçu à travers la technique mise en œuvre (c'est elle qui révèle), dans sa manière d'assembler de manière cohérente différents éléments. Il faut donc soigner le travail, mobiliser le savoir faire.

Le problème de la finitude d'un objet reste le même pour Zumthor, l'architecture doit être capable de véhiculer un message, mais il ne faut pas que notre curiosité cesse dès que nous le percevons. « L'architecture possède sa propre réalité [...] une relation particulière avec la vie. »[3].

On ne cherche pas à établir la syntaxe d'un langage architectural qui nous permettra par des jeux de déformations, de mises en relation à créer une multiplicité au sein de ce système, mais bien plutôt à s'élever (ou peut-être s'abaisser, dans son sens le plus noble) à une compréhension de ce qu'est l'architecture, qui prenne en compte sa part d'indicible, et à travailler au cœur de cette compréhension (ce qui conduit à s'accepter d'abord soi-même). Dès lors un autre type d'ouverture est réalisée, une ouverture silencieuse, matricielle, où chaque élément s'efface, ayant trouvé sa place. C'est une vérité qui ne s'établit ni ne se recherche.

C'est à travers les détails que nous en faisons l'expérience, mais ces détails contribuent à nous signifier la cohérence de l'assemblage des éléments en une forme indivisible. Encore une fois l'ouverture ici ne naît pas d'un éclatement de la forme, mais de la profondeur de chacun de ses éléments et de son ensemble. La qualité de ces assemblages doit faire oublier le travail qui les a engendrés ; la « silencieuse présence du travail » [4]sourdre à travers les joints.

Les détails servent de transition sensible avec les bâtiments, leur échelle humaine, tangible nous invite au premier pas, de détails en éléments, nous sommes conduits à des rapports de plus en plus larges, toujours ressentis grâce à la présence des choses.

La tentative de Zumthor moins en théoricien qu'en lettré, est aussi d'atteindre cet « en deçà du symbole », ce moment où toute signification s'efface, pour laisser place à la présence même des choses. « Dans ce vide semble pouvoir émerger une mémoire provenant du plus profond des temps […] Il me semble que certains bâtiments recèlent une dimension secrète dans leur présence même. Ils semblent simplement être là. »[5]

Une chose élégante : cette beauté secrète se retrouve selon Zumthor dans les dessins de chantier. La structure cachée y est révélée. Le dessin ne cherche pas à séduire, il est objectif. C'est cette objectivité (au sens de Heidegger) qui dévoile l'outil de dévoilement : la technique.

La caractéristique de l'architecture est qu'elle ne peut tomber dans l'écueil de l'imitation de la nature (contrairement à la peinture, à la littérature ou à la sculpture). La tâche de laquelle il ne faut pas s'éloigner est de trouver ce qu'est son véritable langage.

L'idée d'ouverture est exprimée littéralement par l'auteur, dans une mise en garde concernant la représentation. C'est au moment où l'on dessine le projet que celui-ci peut se perdre, il faut que le dessin lui-même s'efface face à ce qu'il représente, pour laisser à l'architecture toutes les promesses qu'elle nous adresse. L'auteur parle d'« open patches »[6], que le dessin doit contenir : autant d'ouvertures par lesquelles notre imagination s'immisce et vient habiter le dessin.

On retrouve de nouveau, explicité clairement, cet effacement du sujet, de la volonté face aux choses elles-mêmes et face aux objets : « ne pas vouloir provoquer les émotions avec nos bâtiments, mais permettre aux émotions d'émerger, d'être. »[7]. La beauté réside dans la possibilité ouverte d'interprétation (permise par l'effacement de toute signification prédéterminée), ce qui corrobore la pensée qu'Eco développe de l'ouverture, mais avec cette petite différence, qu'elle est pleine d'humilité chez Zumthor, silencieuse.

A la question qu'il se pose alors : « Le vague peut-il être projeté/conçu/planifié », sous-entendu sans perdre sa qualité de vague, il entend William Carlos William: « Le poète du vague ne peut qu'être le poète de la précision ».



[1], [2], [3], [4], [5], [6], [7] ZUMTHOR Peter, Thinking Architecture, BIRKHAUSER, mars 2006.

VACUITE


L'œuvre de Kapoor est en étroite familiarité avec cette pensée du vide extrême orientale.

Ce qu'il a réussi à faire, avec quelques unes de ses œuvres, est de faire émerger du vide la vacuité. Il vide le vide.

Le travail d’Anish KAPOOR entre en étroite familiarité avec la pensée que Tadao ANDO a développé du vide :

« La vacuité pour moi, c'est par exemple lorsque l'on regarde l'espace, si cet espace est beau, pour une personne qui est en train de l'expérimenter, les murs et le plafond ne lui feront rien sentir comme matière et comme forme. Cet espace seul demeure dans la conscience de cette personne. Il se peut qu'il y ait un état de vide (vacuité) où l'on ne voit pas du tout les objets physiques dans le sentiment. Un état où l'on sent que tout existe, comme si rien n'existait, justement, cet état est, me semble-t-il, l'espace le plus beau. ». [1]



[1] ANDO Tadao, cité par SALAT Serges, Japon nouvelle synthèse, Architecture d’aujourd’hui n°250, avril 1987.

MA, OKU, KEKAI...

Cette pensée du doute se retrouve dans les œuvres traditionnelles japonaises, qu'elles soient picturales, littéraires, ou architecturales, pour catégoriser ce qui ne devrait peut-être pas l'être. (Haïku, estampes, gravures, pavillons). On retrouve dans ces œuvres un goût pour l'éphémère, la contradiction et le non-sens.

Ce sont ces mêmes « valeurs » que l'on retrouve chez les métabolistes japonais, citons parmi eux Fumihiko Maki, Arata Isosaki, Kisho Kurokawa, Hiroshi Watanabe, Shin Takamatsu. On pourrait voir en eux, de simples héritiers du Modernisme, s'appliquant à le diffuser dans un nouveau contexte. Mais la vision qu'ils développent de ce courant occidental est bien plus critique qu'elle n'en a l'air. Les matériaux mis en œuvre (béton, verre, acier) ainsi que les formes géométriques relativement simples utilisées contribuent à cette familiarité, mais en détail, ces principes modernes sont malmenés, tournés en dérisions, refusés.

Il n'est concevable dans une culture comme celle du Japon de bâtir, ni même de penser de telles formes qui dans leur unité, dans leur finitude affirment, établissent. Il n'est même pas nécessaire de se demander qu'est-ce qu'elles affirment, car c'est à l'affirmation même qu'il s'agit de s'opposer.

Les métabolistes, tout en important le principe des mégastructures occidentales vont le questionner, le remettre en question. En l’adaptant à leur mode de conscience, ils perpétuent une pensée traditionnelle du doute, de l'incertain. En réponse à une culture occidentale qui affirme « c'est ainsi », s'élève doucement une voix, qui dit « peut-être pas ».

Mettre la liste la plus exhaustive possible de ces formes

FRAGMENTATION

L'espace est, au Japon, traditionnellement perçu comme un assemblage de surfaces abstraites. Chacune de ces surfaces conservent son autonomie, elles sont indépendantes, mais considérées dans leur ensemble elles génèrent des profondeurs, des jeux de lumière, une richesse et une complexité perceptive. Ce qui permet de considérer ces éléments dans leur ensemble (comme un système d'une certaine manière), c'est l'espace médian, le « ma ».

L'espace n'est donc pas considéré comme un volume. Il est fragmenté. Le vide est l'élément fondamental de l'espace, car c'est lui qui maintient les fragments séparés, et c'est par lui que ces différents éléments se mettent en rapport.

Le « ma » sépare et relie. C'est à travers cette dualité que l'espace est perçu. Mais on ne le perçoit jamais dans son ensemble. Ce que l'on perçoit, c'est le mouvement des rapports entre ces fragments flottants, rapports qui se font et se défont sous l'action de notre regard. « L'organisation et la recomposition de ces fragments ne répondent qu'aux lois de notre désir et de nos émotions. »[1]

L'espace n'est pas une entité finie, close au sein d'une forme figée, mais un mouvement dans lequel le sujet se perd.

Qu'est ce qui confère à ce « ma » sa qualité? Et ainsi la qualité de notre perte?

Le ma PRIVE DE REPERES.

Dans les maisons traditionnelles, ces morceaux flottants, ces plans sont les portes coulissantes qui séparent et lient des espaces aux fonctions indéterminées.

EXPRESSION DU DOUTE

On retrouve cette préoccupation dans la démarche de conception de l'architecte Fumihiko Maki. Il dessine beaucoup. Mais le dessin est pour lui d'abord l'instrument du doute. Il parle des carnets de croquis comme recelant des espaces où chaque geste en appelle un autre, laissant part à l'incertitude, construisant avec l'incertitude. C'est par le vide de ces carnets que peuvent se réaliser ces constellations de gestes, qui se complètent tout en conservant leur identité.

Comment conserver la spontanéité d'une esquisse, comment ne rien perdre de son élan vital?

Maki n'emploie pas le terme de limite, lorsqu'il parle des traits qu'il dépose dans ses carnets, il parle d'enveloppe. La limite est une ligne qui sépare deux milieux, appelons-les extérieur et intérieur. Cette séparation entendue par le mot limite est abstraite, et ne définit aucun espace, ne contient aucune qualité. La délimitation est un acte trop volontaire. Envelopper est bien plus humble, et semble mieux traduire cette étape de la conception qui consiste à définir une séparation entre deux mondes, séparation qui, à l'image des « shoji » (parois coulissantes), sépare et relie. La limite, la séparation, dans la pensée japonaise est un lieu où deux espaces coexistent simultanément. Envelopper est pour Maki un acte passif, où l'on retrouve chez l'architecte cette fois cet effacement de la volonté qui préside le geste du calligraphe ou de l'archer. Il explique ainsi cette manière de manipuler l'espace : qui consiste d'abord à écrire (ou dessiner) une enveloppe, qui définit une entité spatiale, puis à déformer celle-ci, de l'extérieur comme de l'intérieur. Jusqu'à trouver son équilibre.

« Concevoir ou imaginer un espace, c'est le courber à partir de l'environnement naturel. Lorsque l'on crée cet espace, lorsqu'on le taille, il faut se confronter à la question de la frontière. Seulement quand on a réellement conscience de ces questions, le travail de l'architecte peut exister »[2].

C'est bien la notion d'assemblage qui est sous-jacente à cette manière de faire : chaque élément dans l'assemblage conserve son autonomie et contribue à former un ensemble où tous sont lus dans une simultanéité. La composition met en œuvre des zones d'ombres, cachées, mais qui n'ont pour intérêt que d'être devinées. Faire voir l’invisible (« oku »).

Le traitement des matériaux va lui aussi représenter ces incertitudes : c'est l'idée de légèreté qui va véhiculer ce doute. Au lieu de construire du lourd (à l'image de ces « bâtiments « convaincus » de l'architecture parisienne »[3]), on va se rapprocher d'une esthétique plus flottante. Le verre et le métal en sont les matériaux les plus évidents. Des jeux de transparence, d'écran, de superposition, de suspension vont effacer les formes, déjouer notre perception.

EXISTANCE DES CONTRAIRES

Deux conséquences : le temps, l'absence de sens.

Le « ma », cet entre-deux, est le lieu de la coexistence des contraires.

C'est là que l'expérience spatiale, cette expérience du mouvement peut se transformer en pure expérience du temps.

Klee, auquel Maki se réfère souvent, a dit au sujet du temps : « définir isolément le présent, c'est le tuer »[4]. La fragmentation spatiale décrite précédemment, est également temporelle, et vise la coexistence de différentes temporalités. Ce qui revient à nier le présent, pour l'affirmer d'autant plus.

L'architecture, de par sa dislocation nous fait percevoir un espace en mouvement, ce qui « éveille la mémoire inconsciente [que nous avons] des formes ».

« Il s'agit de suspendre l'architecture dans un équilibre instable entre le passé et le futur, le silence et la parole, le mouvement et l'immobilité, la présence et l'absence, la matérialité et le vide, l'existence et la non-existence ».[5]

LE SIMULACRE

C'est par le vide de ses carnets que peuvent se réaliser ces constellations de gestes que sont les dessins. Gestes qui se complètent tout en conservant leur indépendance, et par là, révèlent cette vacuité comme pour lui rendre hommage.

« Dans le signe japonais, le naturel ne s'oppose pas à l'artificiel. L'idéal est de situer une œuvre d'art dans une situation paradoxale entre la réalité et le simulacre, dans un espace ambigu et flottant où de multiples significations peuvent être créées. »[6]

Ce qui se trouve à l'origine du plaisir esthétique au japon, c'est précisément ce glissement de sens, cet effacement de toute signification prédéterminée. Le plaisir esthétique vient du fait que c'est le spectateur qui réintroduit dans l'objet sa propre signification.

Cette zone de tous les possibles, cette zone grise, « est un milieu dans lequel l'espace tridimensionnel unique est transformé en un espace plan, unidimensionnel, non sensuel et à significations multiples »[7].

C'est grâce à la coexistence des contraires qui, dans un mouvement d'affirmation et de rejet simultané, engendre cette perte de sens, cette qualité propre au « ma », espace sans repère.

La pensée de la période Edo entre en résonance avec celle de Deleuze, Baudrillard et Kristeva concernant les mécanismes de la pensée poétique :

le lieu du plaisir esthétique est « le lieu où la fusion et la séparation ont lieu simultanément. »

Une fois le sens effacé, celui-ci peut être recréé.

LIMITES

Comment faire de la richesse, de la profondeur?

Comment fabriquer quelque chose qui nous échappe? (Il y a aussi un mot en japonais pour parler de ce qui dépasse nos attentes : « igaï », qui se rapproche d'une certaine manière du mot ouverture). Ces deux questions pourraient être celles auxquelles répondraient les œuvres japonaises, si tant est que celles-ci soient considérées comme des réponses, car la création en Extrême-Orient ne répond pas. C'est là peut-être que résident les principales difficultés de compréhension entre nos deux cultures. La création est passive, lascive. L'artiste (encore un mot trop occidental) laisse son art s'exercer, il s'efface face à son œuvre, pas une fois celle-ci terminée, mais dès qu'il en commence l'ébauche : une œuvre ne peut véritablement voir jour que si le peintre, le calligraphe a dépassé la volonté de créer. Il faut que l'œuvre ne réponde à aucune intention préalable, ce n'est qu'alors que de ce vide, de cette vacuité peut émerger la plus humble et la plus étendue des formes.

Ouverture absolue, pourrions-nous dire, si ce n'est que ce mot « absolu », bien qu'existant dans la langue japonaise est comme proscrit, vulgaire.

La poésie japonaise ne se travaille pas, elle se jette, comme une esquisse, et précisément du contraste entre la préciosité de ce qui est jeté et ce jet, brutal, va naître la beauté de l'œuvre.

C'est peut-être une des limites que l'on pourrait objecter aux métabolistes : leur volonté de se réapproprier les valeurs de leur culture (parmi lesquelles l'ouverture est première).



[1] SALAT Serges, Japon nouvelle synthèse, Architecture d’aujourd’hui n°250, avril 1987.

[2] MAKI Fumihiko, conférences d’architectes, Les minis PA, Pavillon de l’arsenal, octobre 1995.

[3] MAKI Fumihiko, cité par SALAT Serges,, Japon nouvelle synthèse, Architecture d’aujourd’hui n°250, avril 1987.

[4] ibid.

[5] ibid.

[6] Ibid.

[7] KUROKAWA Kisho, cité par SALAT Serges,, Japon nouvelle synthèse, Architecture d’aujourd’hui n°250, avril 1987.

PAIMBOEUF


Ils étaient en train de construire une grande tour. Sa structure était faite d'échafaudages de chantier. Elle était finie, nue. Elle avait trouvé sa forme mais pas encore sa force. Tous deux se trouvaient face à cette tour. C'était la tour des garçons. En face, de l'autre côté du site sur lequel s'affairaient les artisans japonais et les élèves, devait être construite une autre tour : la tour des filles. L'homme qui venait d'être interrogé prenait son café, assis sur ses deux pieds. La question qui lui était adressée, en anglais, brisa son silence. Il répondit en boitant un peu dans la langue. Sa réponse descriptive et assez précise dura une dizaine de minutes. Il parla des matériaux, de leur histoire, de la manière dont ils allaient être assemblés et fixés à la structure, des outils qu'il faudrait employer, du nombre de personnes nécessaire pour mouvoir certains éléments lourds. Puis il se tut ; de retour à son silence ; de retour à son café.
Quelques minutes plus tard il ajouta : « peut-être ».
Tous deux partirent en éclat de rire.

Quelques jours plus tard, lors d'une conversation qui animait un repas, il entendit le même mot ponctuer une autre explication. Il demanda en plaisantant, si c'était une coutume japonaise que de toujours remettre en cause leur propos, comme si une parole prononcée avec trop de clarté constituait une impolitesse. La réponse qui lui fut faite le troubla :
effectivement, ce mot « peut-être », « tabum » en japonais, est très employé. Au Japon, lui dit-on, les choses ne sont jamais ni blanches ni noires, mais toujours grises. Le Japon est une zone grise, une zone ambigüe : « aïmaï ».

C'est dans cette zone de l'ambigüité, que les choses peuvent advenir. On ne fixe jamais rien, fixer c'est comme étouffer l'élan qui anime la pensée. Le mouvement est fondamental. Le recours à un tel mot (tabum) permet de tempérer un propos qui se serait emporté et aurait détruit quelque chose, ou plutôt aurait stoppé un mouvement, et de fait empêché quelque chose d'advenir. Comme quand, par maladresse, on marche sur une fleur.
Cette remise en cause perpétuelle permet de garder un horizon toujours brumeux, duquel tout est susceptible d'émerger. C'est une culture du doute. Le maintien d'un regard neuf.

LA NAISSANCE DE LA TRAGEDIE

LA NAISSANCE DE LA TRAGEDIE[1]

C'est au début du siècle dernier qu'un grand moustachu (l'adjectif grand s'accorde à la moustache) a raconté cette histoire.

Il y avait deux types à une époque ; ça s'est passé dans un pays où il y a des plages blanches et des olives. Ces deux mecs étaient le soleil et la lune. Le premier qui était toujours bien rasé ne portait pas de costar pour la simple raison que ce n'était pas la mode de l'époque, mais si ça l'avait été, il en aurait porté, pour sûr. L'autre, appelons-le le second, était plutôt du genre lève tard, avec une petite barbe de quelques jours pour compenser son crâne en friche, passant son temps à en prendre du bon, à reluquer les filles, et à poser quelques mots d'esprit ça et là.

Le premier était donc très organisé et mettait de l'ordre dans les affaires de l'autre ; ça ne posait pas trop de problème à l'autre qui finissait de toute façon par tout chambouler la nuit suivante. Ce petit manège n'avait de cesse : à l'aube, pendant que l'autre dormait auprès d'une blonde, l’un pointait son nez et apaisait sa conscience en donnant une forme à ce qui n'en avait plus. Le résultat ne manquait jamais de surprendre : notre ménager voyait toujours du nouveau parmi les débris informes laissés par le second.

Jamais on aurait pu penser que le premier, dont la rigueur dissimulait une légère timidité, puisse supporter de vivre seul. Pourtant un jour c'est ce qui s'est passé. Le second était resté tranquille, ses frasques contenues n'avaient pas débordé, et au matin, il était parti voir ailleurs s'il y était.

Du coup, numéro un n'avait plus rien à ranger, tout étant resté en ordre. Alors sans se débiner, il s'est mis à ranger l'ordre, histoire de faire quelque chose. Puis le lendemain, pareil. Et encore le surlendemain. Ainsi de suite. Affinant de jour en jour son perfectionnisme. Il finit par s'habituer à l'absence du barbu qu'il n'entendait plus qu'en songe. Puis il commença à se demander s’il n’avait jamais existé.

Jusqu'à ce que notre grand moustachu, en visionnaire, en relate l'histoire.



[1] NIETZSCHE Friedrich, La naissance de la tragédie, Folio, octobre 1989.

BEAUTE

CINQ MEDITATIONS SUR LA BEAUTE


Dans sa première méditation[1], Cheng part du constat que la beauté est partout contenue, elle est inépuisable, et perçue comme un don que la nature nous fait. Dès lors, que faire d'autre que de la recueillir et la célébrer ?
Pour commencer à nous faire entendre ce qui se trouve derrière ce mot de beauté, il établit une première distinction entre beauté et vérité. La vérité est la part d'évidence du réel qui nous est nécessaire, c'est d'elle que proviennent la notion de fonctionnalité, le désir de comprendre, de classer (par ordres, espèces). Mais la beauté est la part évidente, omniprésente du réel et qui paradoxalement est superflue. Elle recèle la part de mystère qui se trouve en toute chose. C'est elle aussi qui permet l'éveil des singularités, car c'est en cette part de mystère que se forgent les différences.
La pensée chinoise s'accorde avec le « tao », qui traditionnellement est traduit littéralement par la « voie ». Cheng va proposer une nouvelle transcription : le tao comme « vie ouverte ». Ce mode d'ouverture semble avant tout une façon d'être au monde.
« Seule une posture d'accueil [...] et non de conquête nous permettra [...] de recueillir de la vie ouverte la part du vrai. ». C'est donc par cette posture, cet être au monde, que l'on s'ouvre à ce qui nous entoure, et que par là même notre singularité prend forme. Ce qui est décrit ici est un mode de présence, cette présence transcende l'ouverture : en s'ouvrant à la présence des choses, c'est notre propre présence que nous établissons. (C'est peut-être cela habiter). La beauté réside donc dans l'accomplissement de sa présence (qui est mue par un désir profond), alors « en se révélant comme singulier, on entre dans cet ordre mystérieux du monde en perpétuelle transformation »[2]. Ce mouvement permet de comprendre le renouvellement incessant de l'ordre des choses, ce mouvement, c'est la beauté de la beauté.
« La beauté naît de notre sens du sens ». Le mot sens peut être entendu dans ses principales acceptions (sensation, signification, direction). La beauté naît de la compréhension de cette « orientation de l'univers qui tend toujours à la plénitude de sa présence »[3].
Ce mouvement est désir, élan. Il nous porte. Mais il n'est une volonté de l'esprit qui nous tire, il n'est pas une quête. C'est en ce mouvement que réside la principale différence avec les beautés canoniques et platoniques qui ont constitué les critères esthétiques de la culture occidentale (les combinaisons de traits, qu'elles soient extérieures, superficielles (canon), ou intérieures, (essentialisme de Platon) n'ont conduit qu'à figer les choses).
Ce désir, ce mouvement, est le seul critère qui se montre garant de l'authenticité de la beauté telle que la conçoit Cheng, il va donc dans le sens de la voie : il maintient ouvertes toutes ses promesses.



[1] CHENG François, Cinq méditations sur la beauté, Albin michel, mars 2006

[2] Ibid.

[3] Ibid.

UNE CACHETTE

21-04-2008

On joue tous un rôle. On se cache derrière un masque, une image que l’on cherche à donner de soi ; image en adéquation avec une place dans un système, notre place, celle qu’on pense nous avoir attribué. Jean Duvignaud le montre clairement dans Spectacle et Société[1]. C’est tout un travail que de la décoller. Mais c’est un travail qui compte. Capital. Car cette couverture recouvre notre singularité. Et la seule chose à trouver, c’est bien elle.

Chacun transporte avec lui sa petite cachette personnelle. (Elle se matérialise à travers la collection de cartes contenues dans nos portefeuilles, généralement rangés dans la poche intérieure d’un blouson, la poche arrière d’un jean ou encore au fond à droite d’un sac à main.). Notre état-civil s’est infiltré en nous, il a fini par nous constituer, remplaçant notre singularité qui reste subtile.

Il faut que l’architecture remplace cette petite cachette que nous portons en nous, qu’elle prenne le relais, qu’elle nous en libère en la matérialisant en dehors de nous. Penser l’architecture en terme de cachette, non pas pour développer un individualisme idiot, mais pour provoquer l’éveil des singularités (celles dont parle Guattari[2]), pour nous soulager de ce rôle que nous jouons et rejouons en société. Faire de l’architecture une cachette, c’est fabriquer un cadre qui contienne un temps libéré de celui que nous vivons en société. C’est fabriquer un temps libre, qui dénoue les langues, les corps et les esprits.

C’est ce temps qui permet d’asseoir sa singularité, qui doit même provoquer son développement, dans un processus actif. Et ce à l’échelle de l’individu comme du groupe. Provoquer, c’est de ça qu’il s’agit. Ce terme ne veut pas dire faire violence. Il n’a aucune connotation subversive. Simplement il rappelle à l’ordre cet être-artiste qui se trouve en chacun mais qui bien souvent sommeille. L’architecture fabrique ce temps, propice à l’émergence d’une initialité. Cette nouveauté ne peut surgir que de l’indéfini, du non reconnaissable. Le temps qui trouve sa qualité à travers le vide que l’architecture offre à habiter se doit d’être flou. Comme une sorte de substrat immatériel dans lequel se développent nos pensées et nous-même.

Ce qui ne veut pas dire que ce vide n’a pas de forme. Mais plutôt que sa forme ne correspond à aucune de nos catégories préexistantes (ni abstrait, ni figuratif). L’objet qu’il « représente » est vu à la fois pour lui-même et pour ce que l’on y « reconnaît ». Mais cette reconnaissance n’est pas franche.
Elle n’est pas de l’ordre de l’établissement d’un rapport avec une classe ou une famille d’objet.
Cette « reconnaissance » se renouvelle en permanence. C’est une vraie création. Un nouveau rapport est établi à chaque regard.


La nature de l’espace qu’offre l’architecture devrait être de cet ordre. Le vide qu’on habite devrait véhiculer cette part d’inconnu, qui seule permet l’émergence d’une initialité, qui est une solution à d’élaboration des processus de construction de singularités. Est-ce à dire qu’il faille une architecture floue (au sens d’informe) ? Ne peut-on créer un vide informe à habiter, à vivre qu’à condition d’effacer les contours de la forme architecturale ? La fragmentation (des contours, des délimitations) peut-elle être considérée comme une forme de flou architectural ?



[1] DUVIGNAUD Jean, Spectacle et Société,Denoël, 1970.

[2] GUATTARI Félix, Les trois écologies, Gallilée, juin 1989.

LE MYSTERE - LA FORME

L’architecture en tant qu’objet, forme matérielle, ne doit-elle être pensée autrement que directement par et à-travers la forme ?
Toutes intentions visant à utiliser l’architecture comme « machine » à provoquer des sentiments, à mettre en place des conditions de vie propice à la création, au développement personnel sont-elles vaines ?
Peut-on occulter l’aspect sensible de l’architecture au moment de sa conception alors qu’elle va -avant tout- provoquer ces effets sur son utilisateur (en tant qu’elleva être pacourue, vécue)?
Est-ce parce que une part de l’espace demeure « indicible » qu’on ne peut avoir aucune prise sur lui ?
Peut-on en tant qu’architecte condamner ces effets et les réduire définitivement à l’aléatoire sous prétexte que de par leur nature ils sont arbitraires ?
Ne peut-on pas tout de même tenter de les orienter ?
Si l’on réduit chaque objet à sa forme et à sa structure, en en livrant une analyse rationnelle, il subsistera toujours une part d’arbitraire (Gödel).
Où se situe la part de création dans cette démarche ?


Peut-être faut-il poser la question autrement :
Quelle part d’incertitude peut-on prévoir ? Si ce qui fascine parfois lorsqu’on vit/habite un bâtiment c’est l’effet qu’il nous fait, alors qu’il n’est que matière mise en forme, dans une certaine mesure et dans certaines proportions, ne peut-on prévoir quelque chose de cet effet, si ce n’est cet effet lui-même ?

En physique atomique, cherchant à décrire le mouvement des électrons autour du noyau à l’aide d’un modèle proche de celui utilisé pour décrire le mouvement de planètes autour d’une étoile, les physiciens se heurtèrent à une impasse. (Même si le modèle était visuellement une métaphore efficace). Ils établirent une grandeur : la densité de probabilité de présence. Si l’on ne pouvait situer avec précision la position d’une particule, on pouvait déterminer la chance qu’elle se trouve dans telle zone plutôt qu’une autre.
La pensée de Descartes semble ne plus être de mise. Montaigne, Pascal ont une pensée du doute, qui s’accorde mieux de nos jours avec la situation d’incertitude dans laquelle nous vivons, et doivent permettre de faire des choix dans une telle situation, où tout est devenu flux, où plus rien n’est tangible.
« Nous sommes en train de changer d’élément »
Faut-il penser des formes floues ? des formes flux ? des formes qui ne correspondent plus à la terre mais à l’eau/la mer ?
Ou bien faut-il penser de manière incertaine les formes ?

Cette incertitude, cet aspect « indicible » de l’espace peuvent-ils être travaillés ?
On ne vise pas une cible en mouvement de la même manière qu’un tas de paille.

LA RUINE


Indicateur étrange. La ruine est la marque d’un délaissement, d’un abandon. Une chose qui n’est pas jetée, trop lourde pour l’être, mais qui se laisse enfin dissoudre par un temps ravageur. Plus personne n’est là pour y mettre un frein.
La lutte contre le temps n’est plus jugée utile. Et une certaine pensée nous empêche de faire ce travail une bonne fois pour toutes, d’en finir avec ces reliquats qui continuent sans notre aide à résister à l’irrémédiable.
Deux choses sont manifestes de manière paradoxale : d’abord l’abandon, l’arrêt de l’entretient et du maintient du fonctionnement du monument (monument au sens large ou l’entend Riegl[1]) signifie sa propre désuétude ; ses fonctions ne répondant plus aux attentes d’une société, ou bien dans une moindre mesure n’y répondant plus de manière efficace. Et d’autre part, d’une certaine manière, son maintient (intentionnel ou non intentionnel) qui fait coexister deux réalités en un même lieu. Celle enrayée et celle qui enraye.

La page est-elle tournée ?
Est-on passé à autre chose ?
Ou bien le délaissement qui n’est pas l’effacement « naturel », entropique, de toute chose n’est-il pas lui-même un frein à une avancée vers l’avenir ?
On continue à vivre en compagnie de nos anciennetés, qui gardent ainsi une certaine prise sur nous-mêmes.
Volnay, partant à la recherche de la Babylone, de ses palais et de ses fastes, se retrouva au beau milieu d’un désert. Du sable à perte de vue. Consumation ultime d’une organisation passée où le seul souvenir s’est retranché dans le livre. Les récits conservent encore, en dernier recours, le témoignage vivant des formes de sociétés passées.

Alberti raconte[2] le pèlerinage de ses contemporains qui remontaient quelques siècles pour aller étudier à deux pas de là les restes de la Rome antique, y puisant les fondements d’une esthétique elle-même calibrée sur celle de la Grèce.
Ville à remonter le temps.
Ce voyage temporel n’est pas si fluide ou si continu que l’on peut imaginer. Etudier une ruine c’est franchir une porte : sa désuétude, son abandon n’est pas le simple symbole d’une inadaptation aux pratiques et aux mœurs d’un moment de l’histoire, à laquelle des transformations, des modifications peuvent toujours être appliquées pour faire recoller un monument à son temps (Alberti consacre un livre complet à cette question). Mais la ruine est symptomatique d’une véritable rupture, une rupture temporelle, une rupture de consciences, celle d’un mode d’organisation en société. A travers les structures de ces édifices échoués au bord d’un temps transformé se manifestent des façons d’être révolues.
Les ruines qui jalonnent nos territoires, agrémentent nos musées, et truffent parfois nos caves et nos greniers ne sont que peaux abandonnées par nos consciences en mutation.

Toutes ces fortifications défensives, replis stratégiques faits de pierre et de temps, ne sont que traits, contours, délimitant un territoire pour ne pas qu’il s’échappe. Jusqu’au mur de l’Atlantique (dont parle Virilio[3]), qui à travers sa discontinuité apparente n’en constitue pas moins le dernier jalon. Exemple défensif de délimitation territoriale réduit à son minimum : chapelet lâche de casemates et d’abris repliés sur eux-mêmes dans une densité qui tente de se réduire à un point, à un rien. Ces fortifications « éclairs », tout comme la guerre qu’elles ont jouée n’auront servies que quelques années, leurs épaves qui flottent toujours pour la plupart à la surface de nos plages ont perdu petit à petit leur connotation superficielle de bastions boches (qu’un changement de génération a effacé) pour signifier la marque d’une nouvelle ère. Celle de l’effacement des limites, de l’absence de contours, entraînant avec elle la disparition du lieu, de l’identité.
Vers une société d’échange, de mouvements.


[1] Riegl définit par monument tout objet ayant été créé de main d’homme. Statut suffisant pour légitimer la question de sa conservation. RIEGL Aloïs, Le culte moderne des monuments, L’Harmattan, novembre 2003.
[2] ALBERTI Léon Battista, L’art d’édifier, Seuil, septembre 2004.
[3] VIRILIO Paul, Bunker archéologique, demi cercle, décembre 2000.

CITATION

« Parler c'est sacrifier au communicable.
Ecrire aussi, mais torturé par l'incommunicable. »
« Penser n'est peut-être pas autre chose qu'errer avec sa pensée »
« on ne peut écrire l'errance : elle s'écrit seule. »




JABES Edmond, Désir d’un commencement Angoisse d’une seule fin, Fata Morgana, 1991.

LA QUESTION DU CONFORT 1

LA QUESTION DU CONFORT 1,

Le confort doit-il être celui que l’on retrouve au retour du travail lorsqu’on allume son téléviseur ?

Seul l’inconfort est source.

« Toute possession nous frustre, où elle nous favorise. Feuillet. Feuillet.

Nous périssons de ce qui nous a fait être bien plus que de ce que nous sommes »[1]



[1] JABES Edmond, Les deux livres suivi de Aigle et chouette, Fata Morgana, 1995.

LA QUESTION DU CONFORT 2

Il faut se méfier du confort au même titre que du conformisme.
Si l'effacement est la condition du devenir, il est aussi source d'angoisse car il nous met face à notre inconnu, à notre petit désert intérieur. Il est donc facile de s'en détourner pour ne pas à avoir à affronter cette adversité.
L'esquive est confortable, et la complaisance dans la répétition des acquis soulage.

Un homme marche dans le désert, son chemin se marque dans le sol, sous la forme d'un petit chapelet de trous dans le sable, que le temps aidé de ses acolytes atmosphériques efface.
Une pierre croisée par hasard, retournée, offre un lieu pour s'asseoir, où se reposer. C'est important de récupérer des forces parfois.
Le confort c'est cette pierre.
Difficile de reprendre la marche.

LA CREATION

La création : le but de la vie? Le mot création intimide. On l'imagine très grand.
On pense : art, architecture, musique, mathématiques, biologie...
On pense : oeuvre unique, oeuvre d'une vie. Renouveau.
Si on ne pense pas tout de suite au divin, à la Création ; à l'impossible.
C'est un engagement qui fait trembler, qui nous fait douter de nous-même, de ce dont nous sommes capables.

Création s'écrit d'abord avec un « c » sub-minuscule : la création de l' « infra ordinaire », celle de chacun, celle de tous les jours, celle de toutes les heures.
Cette petite création qui nous fait remplir nos journées de surprises, d'inattendu. Car on crée avant tout son propre chemin, on se fait advenir.

Il ne faut pas l'oublier.
Sinon on se contente de faire ce qui est inscrit sur notre emploi du temps, qui aura été déterminé par un petit fonctionnaire anonyme, travaillant pour une société anonyme. Nous réduisant au statut de citoyens anonymes dont le confort d'une vie matérielle finit par devenir le divertissement de notre propre vie.

CONSTRUIRE DU VIDE

PATRICK BOUCHAIN

- Effacement de l’architecte : il veut construire un projet qui soit impersonnel, c’est à dire que son intervention doit rester la plus discrète possible pour que chacun des acteurs qui le modifieront le fassent sans aucunes réticences (le projet n’appartient qu’a celui qui l’utilise à un moment donné mais en aucun cas à l’architecte pour toujours). (architectes, artisans, utilisateurs).
Ce qu’il construit avant tout pour cela, c’est un vide[1] : un vide qu’il offre aux différents artisans qui vont intervenir, et qui sera offert par la suite aux futurs utilisateurs (qui par leur utilisation le transformeront à leur tour). C’est sa qualité transformante qui fait de ce vide sa richesse.
//peinture chinoise

- Le projet doit rester ouvert (c’est une richesse de potentiels).
Lors de sa conception il s’agit de le penser comme tel, ce qui signifie : non fini
Non parfait
Non à l’image de
La démarche de l’architecte Patrick Bouchain consiste à penser le projet dans une direction et non vers un but, ce qui a pour mérite de ne pas le figer, et de le laisser ouvert à toute interprétation possible.

- La pensée s’efface pour lasser place à l’action.
Le travail, du projet s’encre complètement dans le temps.
Il faut se faire confiance, et rendre ce temps le plus libre possible.



[1] BOUCHAIN Patrick, Construire autrement, L’impensé Acte Sud, 2006.

DESSINS FANTOMATIQUES

BENJAMIN ROYER, 5 FEVRIER, GALERIE ROGER PORTUGAL, NANTES.
Un visage croisé au détour d’une rue, une vision fugace, entr’aperçue. Quelle empreinte ces rencontres déposent-elles dans notre mémoire ? Celle d’une plume. Elle doit se déposer un instant dans l’ignorance de sa propre utilité, puis n’étant pas réactivée elle est effacée par une conscience qui se moque bien du superflu.
C’est cette trace que le peintre tente de retrouver.
Quel genre de lutte mène-t-il ? Une course contre le temps qui tente de lui ravir cette fragile réminiscence. L’empressement, le labeur dans lequel il s’abandonne distrait sa propre distraction. Le détourne d’une pensée parasite qui ne manquerait pas de lui faire définitivement perdre le cour, et l’ immerge par l’acte dans une transe laborieuse faisant ressurgir l’image fuyante d’un instant.
A quatre pattes dans la feuille blanche il provoque l’émulsion de sa vision, la rappelant d’un autre monde.

Une chose ne résiste pas à ce travail de résistance : le regard
Les visages qui émergent sont vidés de toute identité, de tout sens. Seules des variations formelles transparaissent de ce désordre flou.
L’absence de vie, ce vide des personnages transformés en fantômes n’attend d’être comblé que par celui du spectateur.
Ce sont des sacs vides que chacun essaye, enfile, expérience.
Comme des gants ou plutôt comme des marionnettes qui transportent celui qui les animent.
PORTRAITS EN ATTENTE DE DEVENIR
PORTRAITS A HABITER .

L’absence de catégorie esthétique classique (est-ce abstrait ? figuratif ?) stimule la curiosité, l’activité de celui qui regarde. C’est le spectateur qui va donner à cette informe sa forme. (Il faut entendre informe dans le sens où toute signification a-priori s'est évanouie).
Le regard transforme.
Le regard donne naissance anime mouvemente, refabrique du temps.
C’est finalement l’effet de notre regard sur la toile que l’on perçoit.
Sa puissance active.
Son potentiel de provocation.

C’est ce vide contenu dans le dessin qui ouvre tous ces possibles et qui permet la transformation.
Pour savoir ce que la toile contient il faut la regarder, l’habiter. C’est aller à l’inconnu.

LA PAUSE CIGARETTE

Peut-être subsiste-t-il quelque chose d'un temps libre originel dans nos vies urbaines répétitives.
Je pense à la pause cigarette.
A travers ce tabac, ces produits de synthèse, que l’on consomme malgré tout, je vois du temps qui se consume.
On fume du temps.
Nos regards se vident, partent sans en avertir notre conscience à la recherche de ce temps perdu, de l’origine.
Seule distraction vraie.
Le temps de la première cigarette, celui de celle après l’amour.

Peut être que le poète Jabès n’a jamais quitté ce temps là. Il raconte que son père l’aurait déclaré à l’état civil deux jours avant sa naissance, et qu’ainsi il aurait vécu toute sa vie avec son double de deux jours plus vieux que lui. C’est sûrement ce double qui l’aura déchargé de son « Etat civil », lui offrant une vie complète en « état-non-civil », une vie de liberté, dans un temps décivilisé.

DU TEMPS LIBRE, DU TEMPS LIBERE

VENDEE, 16 FEVRIER,

Le temps a été enchaîné
dès la première pierre posée.

La ruine nous le rappelle.
Elle nous dit « eh toi, te souviens-tu
de ce temps que tu n’as jamais connu ?»
Et pourtant. Ce Temps
Par surprise quelques fois nous tombe dessus.
Au sortir d’une sieste en fin d’après midi,
Au fil de quelques pas tracés en rase campagne,
En compagnie du vent.

Les choses alentours,
Les règles,
Les systèmes et les codes
se rétractent comme une corne d’escargot.

Pour laisser place à un abandon
de soi-même,
pour soi-même.


Une vision perçante naît en soi,
Comme une compréhension évidente.
Il y a du divin en elle,
Une relation à cette part d’inconnu,
D’originaire
Qui parle alors à travers soi.

Une errance au beau milieu du doute, mais une errance libre, sauvage.

LA FEMME DES SABLES


LA FEMME DES SABLES[1]

//Developper l’histoire pour faire comprendre.
Engloutissement de la société par le désert.
Sables mouvants.
Les règles n’ont plus cours (les bonnes comme les mauvaises).
Nous n’avons plus aucun recours.
Mais de quels recours s’agit-il ?
Pourquoi en chercher ?
Le long trajet à faire n’est pas celui de la salvation, mais celui de la compréhension. (Comprendre d’abord que la salvation n’a pas lieu d’être et comprendre que l’existence est toujours possible, autrement, dégagée de tout état civil, de toutes règles, c’est une conversion.)
On assiste à cette compréhension intérieure au fil du film : le personnage est de moins en moins désemparé.
Il pense petit à petit le désert, il le vit (on le voit résoudre de petits heurts quotidiens par le déserts et non plus avec d’anciens réflexes urbains).
Lorsque qu’enfin un retour est possible, l’idée de rentrer ne l’effleure même pas.



[1] Hiroshi Teshigahara, La femme des sables (suna no onna), Japon, 1964.

UN TRAIT DISTRAIT


DESSINS, GERARD FROMANGER, 5 FEVRIER, MUSEE DES BEAUXARTS NANTES
C’est un drôle de chemin que celui de ces traits qui s’aventurent par la toile.
Ils arrivent de nulle part semble-t-il, repartent on ne sais où, mais entre temps laissent une marque, un morceau de quelque chose.
Chacun pris indépendamment des autres serait très certainement taxé de fou. Mais de ce nœud indémêlable qu’ils forment ensemble émerge une figure, un visage, une personne.
Individu au carrefour de ces chemins buissonniers.
Rien n’est fermé.
Rien n’est clos.
Aucune limite franche.
Mais une existence se dessine, encore libre,
claire mais encore flottante.
Comme si lasse d’être perçue elle pouvait encore se cacher derrière l’apparent désordre de cette pelote lâche.

AVOIR RAISON DE L'INCERTAIN

JOAN MIRO,

Miro met à plat dans ses carnets[1] une pensée très claire d’un processus de fabrication. C’est un peu froid comme terme, j’en conviens, mais c’est ainsi.
Chaque geste, chaque étape de l’élaboration est décrite avec une précision de laboratoire.
Il a une idée claire de comment obtenir son oeuvre, mais aucune vision de ce à quoi elle ressemblera.
Cette précision de l’idée est mise intégralement au service de l’accidentel. Elle n’a pour but (et de sens) que de provoquer l’inattendu.
C’est pour cela qu’il ne se retranche jamais dans le confort d’une technique maîtrisée mais cherche toujours de nouvelles voies et la naïveté qui s’y trouve. Il utilise une variété étonnante d’outils, de matières qui assemblées entres eux entraînent un nombres de combinaisons encore plus grand. (Crachat, taches d’encre, diamant à verre, plume, sable, paille, pierre ponce, bois…)Autant de manières de provoquer l’imprévisible.
Le temps joue un rôle majeur : préparer la conscience à l’acte vide.
Si l’œuvre est trop fraîche dans sa tête, ou encore aux permisses de la gestation, rien ne peut advenir. Il faut au contraire que plus aucun mouvement ne l’anime, pour que seul subsiste celui de sa réalisation.
Dans une mécanique froide, rodée mais à l’affût d’elle-même.

Miro utilise des outils rationnels pour provoquer l’irrationnel



[1] MIRO Joan, Carnets catalans, Alber Skira, Les setiers de la Création, 1976

REMINISCENCES

AUVERGNE, 26 FERVRIER,
C'était de leur maison d'enfance que discutaient toutes ces grandes personnes réunies autour de la table. Je me contentais de terminer ma salade de fruit en écoutant ces discours avec l'attention de celui qui n'a pas encore assez vécu pour comprendre.
La conversation avait d'abord été soulevée par une petite anecdote, qui aurait très bien pu passer inaperçue mais qui au contraire avait provoqué, je crois, de grands mouvements d'âme :
Un jour que Monique s'était aventurée dans le quartier de son enfance, elle sonna à la porte de ce qui avait été son appartement. Quelqu'un lui ouvrit. Présentations. Explications. Elle finit par entrer, l'agencement des pièces n'avait pas bougé, seule la décoration manifestait des changements successifs de propriétaires. Mais lorsqu'elle aperçu au sol le dessin du carrelage qui, lui, avait traversé le temps, elle pleura ; irrépressiblement.
Chacun de raconter ensuite sa petite expérience.
Chacun de s'étonner d'avoir vécu la même chose.
Et face à la gentillesse de l'habitant qui les avait laisser pénétrer dans ce qui n'était plus leur lieu, ils avaient éprouvé un sentiment de violence à leur encontre et comme par réflexe même ils avaient éprouvé comme une sorte de reproche adressé à leur ôte qui n'y était pour rien.
Drôle de mélange sentimental.
Tout ça provoqué par un lieu.
Tout ça provoqué, plus précisément, par la rencontre de deux temps : celui du souvenir d'un lieu et celui d'un lieu qui a tracé son chemin, qui s'est effacé, transformé. Ce heurt manifeste de l’impossibilité de la constance du monde mise face à nos désirs les plus enfouis.

Pourquoi faudrait-il que ces lieux vécus restent semblables à l'image que nous en gardons?
Ce regret manifesté par tous me semble en fait essentiel à la marche du monde, à la marche de chacun.

DEVENIR

« Ce que nous appelons vérité n’est autre que son propre effacement. »[1]

A travers ce petit fragment semble apparaître la nature de l’effacement : la condition même du devenir.



[1] JABES Edmond, Désir d’un commencement Angoisse d’une seule fin, Fata Morgana, 1991.

ENFERMER LE DERISOIRE

FRANCOIS MORELET, 5 FEVRIER, MUSEE DES BEAUX ARTS, NANTES
C'est un personnage étrange que cet homme.
C’est avant tout une voie entendue à la radio.
Quand je vois ses œuvres je ne peux pas m’empêcher de penser à l'image que je me suis fait de cet personne. Ces images que j’aurais pu juger hâtivement de froidement banales se retrouvent ainsi éclairées d’une étrange ironie qui leur va à ravir.
Ces toiles dont l’abstraction géométrique peu déconcerter voir ennuyer deviennent de simples variations ludiques autour d’une règle implacable. Variations dont l’infinité des possibles réduit à peu de choses le résultat qui nous est présenté.
Cette froideur abstraite vue par des yeux amusés se change en douce absurdité.
La peinture ou la sculpture figée ainsi dans cette forme idéale se réduit d’un agencement géométrique parfait (et ainsi pour le moins ennuyeux) en une disposition déterminée à l’aide d’une règle arbitrairement choisie parmi une infinité de possibles.
Le choix vertigineux se réduit à l’arbitraire d’une règle du jeu.
Ce que l’artiste nous montre, c’est son autodérision.
Vanité assumée (qui dès lors n’en est plus une) de réaliser une oeuvre parfaite (mais qui parmi tant d’autres éventuelles n’en est plus une non plus).

La dérision se réduit à ce choix arbitraire de départ,
Duquel tout découle.
Duquel plus rien ne peut advenir.
Dès lors que ce choix est fait tout est figé.

LA VILLE EFFACE LES SENTIMENTS




TRAIN DE NUIT[1].

Ce film se déroule en Chine. C'est l’histoire d’une femme fonctionnaire. Embringuée dans un système fermé d’obligations sociales et professionnelles. Elle travaille comme garde dans un palais de justice, condamnant des femmes, souvent à la peine capitale, qu’elle exécute elle-même parfois. Elle est seule, et elle cherche grâce aux moyens offerts par le système un compagnon. (Bals organisés, agence matrimoniale…).
Pourtant elle est très belle.
Elle va finalement tomber amoureuse d’un homme qui se révèle être l’ancien compagnon d’une femme qu’elle a elle même exécutée. Malheur, ou miracle salvateur… Elle trouve non l’homme qui l’accompagnera au cour du restant de sa vie, mais celui qui l’en libèrera définitivement, son propre bourreau.

Ce qui heurte, c’est le poids de la chape sociale omniprésente.
Le plaisir n’y a aucun droit de cité.
Ce refoulement semble suinter du décors, de toute la ville, aucune cachette pour rever.Les personnages ne pensent plus, ne savent plus, ne connaissent plus ce mot plaisir ni ce qu’il signifie.
Son sens a été effacé dans la conscience de chacun. Il subsiste encore contenu dans des instincts primaires, des intuitions, nées d’on ne sais où, du plus profond.
C’est paradoxalement ce qui provoque dans certaines scènes du film une intense sensualité, déclenchée par presque rien (le frémissement d’une chaussure enlevée, une danse esquissée curieusement, ou encore lorsqu’elle se passe du rouge sur ses lèvres pour tenter de séduire). Sait-elle vraiment ce qu’elle fait ou ne cherche-t-elle pas plutôt, en reproduisant ces modèles de séduction, à retrouver un mot que la société a presque complètement effacé ?
Les personnes qui semblent les plus humaines sont en définitive celles qui, condamnées sont considérées comme folles, anormales. Leur dénuement total face à cette société qui ne veut et ne peut même plus les comprendre nous apparaît comme la seule manifestation sensible non refreinée. Qui malheureusement ne survient que lorsqu’il est trop tard.
Ce système, ce sont des hommes dont les gestes régis par des règles sont devenus mécaniques, insensibles, impensés, impensables.
La pensée qui a conduit à l’organisation de cette société fini à travers elle par s’annihiler.

La parole a été réduite à une convention, un langage de machine.
L’univers est plongé dans un mutisme total, plus rien n’est dit, la parole semble proscrite.
Un langage plus subtile, plus sauvage peut-être la remplace.
Les gens cherchent dans les yeux des autres leur histoire.



[1] YINAN Diao, Train de nuit, film chinois, janvier 2008, distribué par Ad Vitam.

LE PAYSAGE SE PARLE, S' HABITE, SE PARCOURT

VENDEE, 19 FEVRIER,

Il a bien fallu que la première ville se fonde à partir de rien.
Je ne sais pas bien ce que c’est qu’une ville.
Quand je regarde une ville, je ne vois pas grand chose.


Quand je ferme les yeux, je me dis qu’une ville est avant tout la construction d’une organisation qui manifeste une certaine façon que les hommes ont de voir le monde.
C’est le regard de l’homme sur le paysage que la ville raconte.

Ce que je dis est peut être de moins en moins vrai, mais c’est surtout ce que j’ai envie de croire.

Je suis issu de la montagne.
Les maisons dans lesquelles j’ai vécu, et forgé mon regard sont incrustées dans la lave des volcans. Creusées toujours plus en profondeur pour y réserver le vin. Et élevées parfois très haut pour entasser la mémoire de chacun le plus près du ciel. Les gens habitaient le peu de lumière fraîche contenue entre cave et grenier.

J’ai vu en Vendée quelque chose de curieux : des maisons sans étage, toutes en longueur, toutes plates, s’étalant dans un paysage qui en fait autant.

Le grenier est un bâtiment comme un autre, placé à côté, dans lequel un plancher de bois flotte au-dessus de la terre battue.
Il n’y a pas de cave, mais on n’en cherche pas - comment creuser quoi que ce soit dans cette terre d’argile qui ne s’emplisse sur le champ.
Pour pouvoir tirer profit du marais, des canaux y ont été dessinés en tout sens. Celui qui s’aventure dans ces terres sans sa perche ne pourra aller bien loin : il y a aussi une manière de parcourir le paysage qui s’invente.

Je ne comprendrais sûrement pas mes villes de montagne si je n’avais vu celles des landes humides, où une logique inhérente se révèle au touriste.
Elle nous rappelle cette part d’inconnu que nous avons oublié mais dont nous sommes fait.

AVANT-PROPOS

Ce blog réunis de petits textes qui ont tous été écrits dans l'intention de réaliser un mémoire de fin d'étude d'architecture.
La diversité de ces textes (dans leur ton, leurs sujets) se prêtait mal à la construction d'une proposition finale. A l'élaboration d'un texte, unique et fini.
La structure du blog a permis de recueillir ces réflexions éparses et de les ranger sommairement sous quelques thématiques qui les ont guidées au fil de leur écriture. Ce qui permet au visiteur de choisir lui-même ses entrées (parmi celles proposées), et ainsi de constituer son propre parcours, d'établir ses propres passerelles.
Une manière d'ouverture, qui laisse libre ces réflexions, les enrichissant de leurs croisements, (intentionnels ou accidentels), offrant la possibilité à l'auteur de modifier, d'ajouter ou de supprimer en permanence son contenu (pourquoi un mémoire devrait-il se terminer) et laissant aux lecteurs le soin de critiquer ouvertement ces mots.