Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

LA RUINE


Indicateur étrange. La ruine est la marque d’un délaissement, d’un abandon. Une chose qui n’est pas jetée, trop lourde pour l’être, mais qui se laisse enfin dissoudre par un temps ravageur. Plus personne n’est là pour y mettre un frein.
La lutte contre le temps n’est plus jugée utile. Et une certaine pensée nous empêche de faire ce travail une bonne fois pour toutes, d’en finir avec ces reliquats qui continuent sans notre aide à résister à l’irrémédiable.
Deux choses sont manifestes de manière paradoxale : d’abord l’abandon, l’arrêt de l’entretient et du maintient du fonctionnement du monument (monument au sens large ou l’entend Riegl[1]) signifie sa propre désuétude ; ses fonctions ne répondant plus aux attentes d’une société, ou bien dans une moindre mesure n’y répondant plus de manière efficace. Et d’autre part, d’une certaine manière, son maintient (intentionnel ou non intentionnel) qui fait coexister deux réalités en un même lieu. Celle enrayée et celle qui enraye.

La page est-elle tournée ?
Est-on passé à autre chose ?
Ou bien le délaissement qui n’est pas l’effacement « naturel », entropique, de toute chose n’est-il pas lui-même un frein à une avancée vers l’avenir ?
On continue à vivre en compagnie de nos anciennetés, qui gardent ainsi une certaine prise sur nous-mêmes.
Volnay, partant à la recherche de la Babylone, de ses palais et de ses fastes, se retrouva au beau milieu d’un désert. Du sable à perte de vue. Consumation ultime d’une organisation passée où le seul souvenir s’est retranché dans le livre. Les récits conservent encore, en dernier recours, le témoignage vivant des formes de sociétés passées.

Alberti raconte[2] le pèlerinage de ses contemporains qui remontaient quelques siècles pour aller étudier à deux pas de là les restes de la Rome antique, y puisant les fondements d’une esthétique elle-même calibrée sur celle de la Grèce.
Ville à remonter le temps.
Ce voyage temporel n’est pas si fluide ou si continu que l’on peut imaginer. Etudier une ruine c’est franchir une porte : sa désuétude, son abandon n’est pas le simple symbole d’une inadaptation aux pratiques et aux mœurs d’un moment de l’histoire, à laquelle des transformations, des modifications peuvent toujours être appliquées pour faire recoller un monument à son temps (Alberti consacre un livre complet à cette question). Mais la ruine est symptomatique d’une véritable rupture, une rupture temporelle, une rupture de consciences, celle d’un mode d’organisation en société. A travers les structures de ces édifices échoués au bord d’un temps transformé se manifestent des façons d’être révolues.
Les ruines qui jalonnent nos territoires, agrémentent nos musées, et truffent parfois nos caves et nos greniers ne sont que peaux abandonnées par nos consciences en mutation.

Toutes ces fortifications défensives, replis stratégiques faits de pierre et de temps, ne sont que traits, contours, délimitant un territoire pour ne pas qu’il s’échappe. Jusqu’au mur de l’Atlantique (dont parle Virilio[3]), qui à travers sa discontinuité apparente n’en constitue pas moins le dernier jalon. Exemple défensif de délimitation territoriale réduit à son minimum : chapelet lâche de casemates et d’abris repliés sur eux-mêmes dans une densité qui tente de se réduire à un point, à un rien. Ces fortifications « éclairs », tout comme la guerre qu’elles ont jouée n’auront servies que quelques années, leurs épaves qui flottent toujours pour la plupart à la surface de nos plages ont perdu petit à petit leur connotation superficielle de bastions boches (qu’un changement de génération a effacé) pour signifier la marque d’une nouvelle ère. Celle de l’effacement des limites, de l’absence de contours, entraînant avec elle la disparition du lieu, de l’identité.
Vers une société d’échange, de mouvements.


[1] Riegl définit par monument tout objet ayant été créé de main d’homme. Statut suffisant pour légitimer la question de sa conservation. RIEGL Aloïs, Le culte moderne des monuments, L’Harmattan, novembre 2003.
[2] ALBERTI Léon Battista, L’art d’édifier, Seuil, septembre 2004.
[3] VIRILIO Paul, Bunker archéologique, demi cercle, décembre 2000.