Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

le dessin

Je n’avais pas réussi à me trouver une place. J’étais resté un étranger, un visiteur. Statut à la fois confortable et décevant lorsqu’on essaye de s’installer quelque part.
Ça faisait trois mois que j’avais débarqué dans la région. J’en repartai aujourd’hui. J’avais pris quelques habitudes mais pas mes aises. J’étais assis avec elle dans cette rame de train qui me conduisait doucement à travers la ville jusqu’à l’aéroport.
J’allais devoir la quitter. Je ne m’étais pas vraiment préparé.
Dans le wagon où nous étions, les sièges étaient installés en périphérie, comme des banquettes, et tout l’espace central était laissé libre pour qu’aux heures d’affluence les gens puissent se serrer debout et remplir efficacement le wagon. On s’approchait déjà des banlieues extérieures. Il y avait peu de monde. Quelques familles parties en balades du dimanche à la campagne, deux ou trois personnes solitaires et peut-être un couple égaré. Tous plongés dans un silence propre à celui des voyages.
Un homme est entré soudain, à un arrêt inconnu. Plutôt vieux sans l’être réellement. Il traînait des sacs en plastique remplis d’une nourriture récupérée quelque part. C’était un de ces gars qui vivent le long de la grande rivière qui traverse la ville. Je n’en avais jamais vu en vrai, mais je regardais souvent ces alignements de cabanes sur les berges, lorsque le train empruntait le pont. On m’avait dit que ces gens ne vivaient pas là par pauvreté, mais par choix : parce qu’ils se refusaient à la ville, tout en restant à proximité, récupérant le récupérable.
L’homme était maintenant assis en face de nous. Il avait semé le trouble en rentrant dans la rame. Son odeur avait cassé le silence ensoleillé de ce début de journée. Son manque de manière dérangeait tout le monde. Mais tout le monde se gardait bien de le manifester.
L’intrus m’intriguait plus qu’il ne me mettait mal à l’aise. Peut-être du fait que je me sentais de plus en plus étranger à tout ça, comme si je me trouvais déjà dans l’avion qui allait me reconduire.
L’homme déglingué portait accroché autour de son cou tout ce qu’il aurait pu perdre en s’endormant ici et là sans s’en rendre compte.
Il s’était déjà endormi.
C’était plus facile de le regarder lorsqu’il dormait. À son cou donc : un gros bonnet de laine russe, des gants noirs de cuir raffinés, un téléphone portable, un stylographe en plastique.
Tout en lui était débraillé. Les sacs qu’il avait posés à terre sous la surveillance des autres passagers commençaient à se répandre eux aussi. Il ouvrait quelquefois les yeux, faisait une moue qui signifiait qu’il ne reconnaissait pas l’endroit où il se trouvait, tirait une gorgée d’un flacon et repartait dans son sommeil.
Sur son visage planait la plus heureuse des satisfactions.
Je me plaisais à le détailler ainsi. Lorsqu’il se redressa. Allait-il partir ? Il regardait autour de lui comme un pêcheur qui sonde tranquillement les abords de l’étang pour déterminer avec la certitude mystérieuse de celui qui a de l’expérience à quelle profondeur se trouvent les poissons. Il se mit à nous regarder, mon amie et moi. Je lui renvoyai son regard le plus amicalement possible. Il se pencha sur un de ses sacs, en sortit un bouquin bon marché. En arracha la couverture. Prit son stylographe. Et nous dessina.
En quelques gestes brefs, emportés. Il nous dessina.
Le temps de quelques secondes, pendant lesquelles il était tout entier transporté dans sa feuille. Il n’était plus dans ses rêves, ni dans ce train, il était dans sa feuille, et nous y étions avec lui, sans y avoir été invités.
Jamais de tout mon voyage le sentiment de me trouver quelque part, à un moment donné, ne m’avait ébranlé aussi fort. J’étais là.
Quand il eut fini son dessin, il se leva, s’approcha, nous le donna, preuve irréfutable, et s’en retourna à ses songes.
Après ça, plus personne n’était vraiment nulle part.