Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

MA, OKU, KEKAI...

Cette pensée du doute se retrouve dans les œuvres traditionnelles japonaises, qu'elles soient picturales, littéraires, ou architecturales, pour catégoriser ce qui ne devrait peut-être pas l'être. (Haïku, estampes, gravures, pavillons). On retrouve dans ces œuvres un goût pour l'éphémère, la contradiction et le non-sens.

Ce sont ces mêmes « valeurs » que l'on retrouve chez les métabolistes japonais, citons parmi eux Fumihiko Maki, Arata Isosaki, Kisho Kurokawa, Hiroshi Watanabe, Shin Takamatsu. On pourrait voir en eux, de simples héritiers du Modernisme, s'appliquant à le diffuser dans un nouveau contexte. Mais la vision qu'ils développent de ce courant occidental est bien plus critique qu'elle n'en a l'air. Les matériaux mis en œuvre (béton, verre, acier) ainsi que les formes géométriques relativement simples utilisées contribuent à cette familiarité, mais en détail, ces principes modernes sont malmenés, tournés en dérisions, refusés.

Il n'est concevable dans une culture comme celle du Japon de bâtir, ni même de penser de telles formes qui dans leur unité, dans leur finitude affirment, établissent. Il n'est même pas nécessaire de se demander qu'est-ce qu'elles affirment, car c'est à l'affirmation même qu'il s'agit de s'opposer.

Les métabolistes, tout en important le principe des mégastructures occidentales vont le questionner, le remettre en question. En l’adaptant à leur mode de conscience, ils perpétuent une pensée traditionnelle du doute, de l'incertain. En réponse à une culture occidentale qui affirme « c'est ainsi », s'élève doucement une voix, qui dit « peut-être pas ».

Mettre la liste la plus exhaustive possible de ces formes

FRAGMENTATION

L'espace est, au Japon, traditionnellement perçu comme un assemblage de surfaces abstraites. Chacune de ces surfaces conservent son autonomie, elles sont indépendantes, mais considérées dans leur ensemble elles génèrent des profondeurs, des jeux de lumière, une richesse et une complexité perceptive. Ce qui permet de considérer ces éléments dans leur ensemble (comme un système d'une certaine manière), c'est l'espace médian, le « ma ».

L'espace n'est donc pas considéré comme un volume. Il est fragmenté. Le vide est l'élément fondamental de l'espace, car c'est lui qui maintient les fragments séparés, et c'est par lui que ces différents éléments se mettent en rapport.

Le « ma » sépare et relie. C'est à travers cette dualité que l'espace est perçu. Mais on ne le perçoit jamais dans son ensemble. Ce que l'on perçoit, c'est le mouvement des rapports entre ces fragments flottants, rapports qui se font et se défont sous l'action de notre regard. « L'organisation et la recomposition de ces fragments ne répondent qu'aux lois de notre désir et de nos émotions. »[1]

L'espace n'est pas une entité finie, close au sein d'une forme figée, mais un mouvement dans lequel le sujet se perd.

Qu'est ce qui confère à ce « ma » sa qualité? Et ainsi la qualité de notre perte?

Le ma PRIVE DE REPERES.

Dans les maisons traditionnelles, ces morceaux flottants, ces plans sont les portes coulissantes qui séparent et lient des espaces aux fonctions indéterminées.

EXPRESSION DU DOUTE

On retrouve cette préoccupation dans la démarche de conception de l'architecte Fumihiko Maki. Il dessine beaucoup. Mais le dessin est pour lui d'abord l'instrument du doute. Il parle des carnets de croquis comme recelant des espaces où chaque geste en appelle un autre, laissant part à l'incertitude, construisant avec l'incertitude. C'est par le vide de ces carnets que peuvent se réaliser ces constellations de gestes, qui se complètent tout en conservant leur identité.

Comment conserver la spontanéité d'une esquisse, comment ne rien perdre de son élan vital?

Maki n'emploie pas le terme de limite, lorsqu'il parle des traits qu'il dépose dans ses carnets, il parle d'enveloppe. La limite est une ligne qui sépare deux milieux, appelons-les extérieur et intérieur. Cette séparation entendue par le mot limite est abstraite, et ne définit aucun espace, ne contient aucune qualité. La délimitation est un acte trop volontaire. Envelopper est bien plus humble, et semble mieux traduire cette étape de la conception qui consiste à définir une séparation entre deux mondes, séparation qui, à l'image des « shoji » (parois coulissantes), sépare et relie. La limite, la séparation, dans la pensée japonaise est un lieu où deux espaces coexistent simultanément. Envelopper est pour Maki un acte passif, où l'on retrouve chez l'architecte cette fois cet effacement de la volonté qui préside le geste du calligraphe ou de l'archer. Il explique ainsi cette manière de manipuler l'espace : qui consiste d'abord à écrire (ou dessiner) une enveloppe, qui définit une entité spatiale, puis à déformer celle-ci, de l'extérieur comme de l'intérieur. Jusqu'à trouver son équilibre.

« Concevoir ou imaginer un espace, c'est le courber à partir de l'environnement naturel. Lorsque l'on crée cet espace, lorsqu'on le taille, il faut se confronter à la question de la frontière. Seulement quand on a réellement conscience de ces questions, le travail de l'architecte peut exister »[2].

C'est bien la notion d'assemblage qui est sous-jacente à cette manière de faire : chaque élément dans l'assemblage conserve son autonomie et contribue à former un ensemble où tous sont lus dans une simultanéité. La composition met en œuvre des zones d'ombres, cachées, mais qui n'ont pour intérêt que d'être devinées. Faire voir l’invisible (« oku »).

Le traitement des matériaux va lui aussi représenter ces incertitudes : c'est l'idée de légèreté qui va véhiculer ce doute. Au lieu de construire du lourd (à l'image de ces « bâtiments « convaincus » de l'architecture parisienne »[3]), on va se rapprocher d'une esthétique plus flottante. Le verre et le métal en sont les matériaux les plus évidents. Des jeux de transparence, d'écran, de superposition, de suspension vont effacer les formes, déjouer notre perception.

EXISTANCE DES CONTRAIRES

Deux conséquences : le temps, l'absence de sens.

Le « ma », cet entre-deux, est le lieu de la coexistence des contraires.

C'est là que l'expérience spatiale, cette expérience du mouvement peut se transformer en pure expérience du temps.

Klee, auquel Maki se réfère souvent, a dit au sujet du temps : « définir isolément le présent, c'est le tuer »[4]. La fragmentation spatiale décrite précédemment, est également temporelle, et vise la coexistence de différentes temporalités. Ce qui revient à nier le présent, pour l'affirmer d'autant plus.

L'architecture, de par sa dislocation nous fait percevoir un espace en mouvement, ce qui « éveille la mémoire inconsciente [que nous avons] des formes ».

« Il s'agit de suspendre l'architecture dans un équilibre instable entre le passé et le futur, le silence et la parole, le mouvement et l'immobilité, la présence et l'absence, la matérialité et le vide, l'existence et la non-existence ».[5]

LE SIMULACRE

C'est par le vide de ses carnets que peuvent se réaliser ces constellations de gestes que sont les dessins. Gestes qui se complètent tout en conservant leur indépendance, et par là, révèlent cette vacuité comme pour lui rendre hommage.

« Dans le signe japonais, le naturel ne s'oppose pas à l'artificiel. L'idéal est de situer une œuvre d'art dans une situation paradoxale entre la réalité et le simulacre, dans un espace ambigu et flottant où de multiples significations peuvent être créées. »[6]

Ce qui se trouve à l'origine du plaisir esthétique au japon, c'est précisément ce glissement de sens, cet effacement de toute signification prédéterminée. Le plaisir esthétique vient du fait que c'est le spectateur qui réintroduit dans l'objet sa propre signification.

Cette zone de tous les possibles, cette zone grise, « est un milieu dans lequel l'espace tridimensionnel unique est transformé en un espace plan, unidimensionnel, non sensuel et à significations multiples »[7].

C'est grâce à la coexistence des contraires qui, dans un mouvement d'affirmation et de rejet simultané, engendre cette perte de sens, cette qualité propre au « ma », espace sans repère.

La pensée de la période Edo entre en résonance avec celle de Deleuze, Baudrillard et Kristeva concernant les mécanismes de la pensée poétique :

le lieu du plaisir esthétique est « le lieu où la fusion et la séparation ont lieu simultanément. »

Une fois le sens effacé, celui-ci peut être recréé.

LIMITES

Comment faire de la richesse, de la profondeur?

Comment fabriquer quelque chose qui nous échappe? (Il y a aussi un mot en japonais pour parler de ce qui dépasse nos attentes : « igaï », qui se rapproche d'une certaine manière du mot ouverture). Ces deux questions pourraient être celles auxquelles répondraient les œuvres japonaises, si tant est que celles-ci soient considérées comme des réponses, car la création en Extrême-Orient ne répond pas. C'est là peut-être que résident les principales difficultés de compréhension entre nos deux cultures. La création est passive, lascive. L'artiste (encore un mot trop occidental) laisse son art s'exercer, il s'efface face à son œuvre, pas une fois celle-ci terminée, mais dès qu'il en commence l'ébauche : une œuvre ne peut véritablement voir jour que si le peintre, le calligraphe a dépassé la volonté de créer. Il faut que l'œuvre ne réponde à aucune intention préalable, ce n'est qu'alors que de ce vide, de cette vacuité peut émerger la plus humble et la plus étendue des formes.

Ouverture absolue, pourrions-nous dire, si ce n'est que ce mot « absolu », bien qu'existant dans la langue japonaise est comme proscrit, vulgaire.

La poésie japonaise ne se travaille pas, elle se jette, comme une esquisse, et précisément du contraste entre la préciosité de ce qui est jeté et ce jet, brutal, va naître la beauté de l'œuvre.

C'est peut-être une des limites que l'on pourrait objecter aux métabolistes : leur volonté de se réapproprier les valeurs de leur culture (parmi lesquelles l'ouverture est première).



[1] SALAT Serges, Japon nouvelle synthèse, Architecture d’aujourd’hui n°250, avril 1987.

[2] MAKI Fumihiko, conférences d’architectes, Les minis PA, Pavillon de l’arsenal, octobre 1995.

[3] MAKI Fumihiko, cité par SALAT Serges,, Japon nouvelle synthèse, Architecture d’aujourd’hui n°250, avril 1987.

[4] ibid.

[5] ibid.

[6] Ibid.

[7] KUROKAWA Kisho, cité par SALAT Serges,, Japon nouvelle synthèse, Architecture d’aujourd’hui n°250, avril 1987.